La nouvelle de la mort d'Annabella... Non, elle n'était pas morte, c'est vrai ! Malgré tout le respect et l'attachement que j'avais pour ma Chef, je peinais à me dire qu'elle était toujours bien vivante. A l'heure actuelle, elle était inconsciente et personne ne pouvait dire si elle se réveillerait un jour. Ce devait être un sensation bien étrange d'être dans le coma, comme prisonnier de son propre corps, sans savoir si on aurait un jour l'occasion d'ouvrir à nouveau les yeux sur le monde. J'espérais pour elle que cela ne faisait pas trop mal et une partie de moi essayait de faire un effort pour garder en tête le fait qu'il y a une infime possibilité de réveil. Tout comme une infime possibilité qu'elle reste comme ça à jamais ou qu'elle meurt pour de vrai. Cette histoire était bien compliquée et m'avait plus secouée que je voulais bien l'avouer. En plus, d'un point de vue purement égoïste, la perte d'Anna me causerait bien des problèmes. Je ne savais pas grand chose sur Nora et rien ne m'assurait qu'elle me laisserait autant de liberté que la blonde. Avec toutes les habitudes que j'avais pris sous le règne de ma Chef, je me voyais mal en changer parce qu'une Ancienne en avait décidée autrement.

Toutes ces réflexions ne me réussissaient vraiment pas. Pour combattre une morosité qui ne me correspondait en rien, je décidais de passer à l'action en me concentrant plus encore - si cela était possible - sur mon travail. Durant la petite escarmouche entre Bérénice - ou Béatrice, je ne sais plus trop - et Dalia, j'avais eu l'occasion de remarquer un détail qui ne me plaisait pas beaucoup sur l'arme de cette dernière et j'avais bien l'intention de l'inspecter de plus près. Aussi, dès que la réunion fut terminée, je m'empressais de me glisser derrière la blonde et lui dérobait son précieuse pistolet avant de me mettre à courir. Très, très vite. Je savais qu'elle avait mauvais caractère et qu'elle n'apprécierait pas un tel geste, mais je faisais ça pour le bien de sa pauvre arme. Je détalais donc comme un lapin, ignorant les vociférations derrières moi.

- Ne t'inquiète pas, petit pistolet, je vais bien m'occuper de toi.

Oui, tout en courant, je m'offrais le luxe de rassurer l'arme que je tenais précieusement entre mes mains. La pauvre, elle avait dû être perturbée après tout ce qu'il s'était passé chez les Jaguars et ici. Suite à une course que je remportais brillamment - qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour le bien d'une arme -, je m'empressais de m'installer à mon poste de travail et commençais à démonter le flingue avec rapidité et efficacité. Chaque pièce était soumise à une étude minutieuse et qu'importe l'apparition de la propriétaire de l'arme, je ne la lui rendrais que lorsque j'aurais terminé.

Nora venait de terminer le discours annonçant le coma d’Annabella et déjà, la salle de réunion se vidait. Membres et soumis regagnaient leurs quartiers. Mais Dalia, elle, restait sur place. Elle avait le regard fixe, et restait plongée dans ses pensées sans se soucier du mouvement qui l’entourait. La blonde connaissait déjà le sort de sa chef, mais ce discours venait de lui donner un caractère officiel qu’elle ne supportait pas. Et, plus que tout, elle enrageait de voir toutes ces gamines se réjouir de ce qui arrivait à leur Anna, celle à qui elles devaient tout. Cependant, la blonde n’aurait pas dû perdre son sang-froid pour si peu. Cela ne lui ressemblait pas du tout. Elle avait toujours été maître de ses sentiments et trouvait que se laisser porter par la colère était une preuve de faiblesse. Alors était-elle devenue faible, elle aussi ?

Les regards que lui avaient lancés certaines Vipères ne lui plaisaient pas. Elle sentait, derrière leurs pupilles acérées, le poids du jugement. C’était la première fois qu’elle se sentait cernée de la sorte par une foule, et à nouveau cela l’étonna. Qu’est-ce qu’elle en avait à faire de ce qu’on pensait d’elle après tout ? Qu’elles aillent toutes se faire voir. Il n’y avait qu’Anna qui comptait à ses yeux et elle ne serait peut-être plus jamais là… Elle devait bien admettre que Kayle comptait aussi… Un petit peu. D’ailleurs, en relevant la tête, la tireuse constata que son ami était parti, lui aussi. Sans doute avait-il compris qu’elle avait besoin de rester seule. Il l’avait sauvée d’un bien triste sort, et Dalia se rendit compte qu’elle lui devait beaucoup. Mais, alors qu’elle s’apprêtait à rejoindre ses quartiers, elle sentit quelqu’un se glisser dans son dos. Le poids de son ceinturon s’allégea soudainement. Elle redressa la tête et comprit immédiatement ce qu’il était en train de se passer.

Mon flingue bordel !

Tout en dégainant son arbalète, elle tourna le buste pour tirer un carreau dans son dos, mais celui-ci alla se ficher dans la porte de la salle. Dalia pesta. Quelque chose n’allait décidément pas chez elle. C’était Gaëlle qui était à l’origine du larcin. Cette demeurée comptait donc s’en tirer comme ça ? La tireuse se mis à la poursuivre, espérant juste que sa cadette ne comptait pas faire des folies sur son joujou. Son bijou. Le plus gros calibre du clan qu’elle était la seule à maîtriser. Cette arme était tout pour elle, elle était son bien le plus précieux et le symbole de son ascendant sur les autres Vipères. Non, Gaelle ne s’en tirerait pas comme ça.

Malheureusement, Dalia arriva trop tard. Lorsqu’elle pénétra dans l’atelier, son arme était déjà complètement démontée sur une table de travail. Le discours de Nora l’avait complètement retournée, elle n’avait pas besoin de ça. Non, Gaëlle avait vraiment choisi le mauvais moment pour lui jouer un tour pareil.
Elle pointa son arbalète sur la voleuse.

Tu vas me rendre mon arme immédiatement ! C’est un ordre !

Elle serra les dents, consciente qu’elle aurait désormais besoin de l’expertise de Gaelle pour récupérer son arme en état. Cette idée ne lui plaisait pas.  

L'arrivée de Dalia fut fracassante, mais je ne levais même pas la tête de mon ouvrage. Lorsque j'étais occupée avec une arme, plus rien n'avait d'importance. Même l'approche d'une tornade n'aurait su m'empêcher de continuer. C'était d'ailleurs un miracle que je me sois rendue à cette réunion, un miracle nommée Sasha qui était doté d'un véritable talent pour me remettre sur les rails de la vie sociale. En contre-partie, je canalisais son trop plein d'énergie, ou plutôt j'essayais. Si elle en voyait des vertes et des pas mûres avec moi, je pouvais témoigner du même genre de difficultés. Mais Sasha n'avait rien à voir avec cette histoire, c'était de Dalia que l'on parlait. Dalia, la Tireuse d'élite qui avait bien faillit descendre une Vipère qui avait eu le malheur de parler un peu trop fort. Si j'avais été doté de ce genre d'instinct de survie, j'aurais sûrement compris le danger imminent qui demeurait dans mon dos. Pourtant, je me contentais de lancer un bref regard par-dessus mon épaule pour contempler l'arbalète qu'elle avait à la main.

- Trop proche. La portée optimale de ce genre d'arme est nettement différente. Oui, tu vas me faire mal en me touchant avec un carreau, mais ça fera plus de mal que de bien à ton flingue aussi. Imagine, je fais un faux mouvement à cause de la douleur et pouf, c'est toutes les pièces qui volent. En plus, à cette distance, je pourrais aussi essayer de te contrer en déviant la mire. Alors t'es gentille, tu ranges ça et tu me laisses travailler tranquillement.

Je me fichais bien de son ordre, je n'obéissais qu'à Annabella et elle n'était pas là. En plus, j'agissais pour le bien du clan même si elle n'avait pas l'air de s'en rendre compte. A l'aide d'une longue tige gainée de tissu légèrement humide, je commençais à nettoyer le canon tout en continuant à parler.

- Il y a eu un incendie chez les Jaguars, n'est-ce pas ? Il y a de la cendre un peu partout, à force l'encrassement aurait pu fausser la précision de tes tirs et causer des dommages car le frottement aurait été différent. En plus, je m'interroge sur ton arme depuis un moment... Tu as déjà pensé à la customiser avec un chargeur haute capacité ? L'équilibre en serait un peu bouleversé, mais je suis sûr qu'une grande tireuse comme toi s'y habituerait vite. Je suis sûre qu'on pourrait aussi même mettre en place un mode rafale bidouillé... Mais bien sûr tout cela ne t’intéresse pas puisque Madame la Tireuse veut récupérer son flingue. Tu me laisses au moins le temps de continuer l'entretien ou tu préfères que je le remonte en vitesse pour te laisser la joie de te retrouver avec un pistolet grippé la prochaine fois que tu devras tirer ?

Dans les faits, je m'en foutais, c'était son problème. Néanmoins, je n'aurais pas voulu me trouver dans son cas si jamais cela devait arriver en condition de combat réel. On devait se sentir fort con à appuyer sur la gâchette sans que rien ne se passe.

Cette gamine était vraiment insupportable ! Dalia écouta son discours présomptueux sans ciller. Seul son doigt tremblait sur la gâchette. Elle mourrait d’envie d’actionner son arbalète et d’observer le carreau percer le crâne de Gaëlle et réduire en bouillie ce qui lui servait de cervelle. Bien sûr, Dalia savait qu’elle avait raison. L’interrompre pendant son travail compromettrait les chances de retrouver cette arme intacte. Elle avait donc intérêt à ne pas lui nuire durant ce laps de temps. Mais pourquoi Gaëlle se sentait-elle obligée de profiter de la situation pour la narguer ? La tireuse détestait être en position d’infériorité, et la dépendance la répugnait. Pourtant il faudrait bien qu’elle ronge son frein le temps que son arme soit prête. Elle fit face à la technicienne, pointant toujours l’arbalète dans sa direction.

Arrête ton baratin ! Je ne t’ai rien demandé je te signale ! Et si tu avais voulu entretenir mon arme, tu aurais pu m’en parler, au lieu de me la chiper comme une vulgaire voleuse ! Voler l’arme d’une gradée coûte très cher, tu le sais bien. Alors je fanfaronnerais moins si j’étais toi. À nouveau, je te l’ordonne : dépêche-toi de me la rendre et en un seul morceau …

Pour appuyer ses dires, elle s’assit face à la jeune membre, et planta le carreau sur la table, histoire de bien lui montrer qu’elle ne plaisantait pas.

Ses propositions d’amélioration attirèrent toutefois son attention. Par orgueil, Dalia masqua son intérêt. Elle savait que Gaëlle avait de l’or dans les mains, un vrai génie. Mais ses méthodes ne plaisaient pas du tout à Dalia. La Membre se croyait tout permis, juste parce qu’elle était utile au clan. C’était intolérable. Néanmoins ellle devait bien reconnaître que son arme ne serait pas aussi performante sans elle…

Alors, la blonde se contenta de la fixer d’un regard noir, espérant bien la mettre mal à l’aise, même si rien ne semblait pouvoir la déconcentrer. Ensuite elle tenta, l’air de rien.

Tu peux m’expliquer ta proposition d’amélioration ? Son ton avait changé. Elle s’apaisait davantage. Et pas avec ton stupide jargon par pitié…

Elle croisa les jambes pour se mettre à l’aise et continua à fixer la jeune fille qui semblait totalement absorbée par son travail.

L'énervement de la blonde était palpable, mais je n'y prêtais même pas attention. Je me fichais comme d'une guigne des sentiments qui l'habitaient, pour preuve, mon discours ne changea pas de l'habituel alors qu'elle pointait toujours son arme sur moi. Je ne pensais pas que continuer à travailler sans broncher était une question de sang-froid ici, cela devait plus se rapprocher de l'inconscience. Oui, cela devait être ça. Quand je commençais à m'occuper d'une arme, je restais toujours en partie consciente de ce qui m'entourait, mais je n'y prêtais plus une réelle attention. Tout devenait banal dès lors que je me trouvais ici, à l'Atelier. Donc le fait qu'elle me menace ne faisait absolument pas cogner mon cœur plus fort, il continuait de battre sur un tempo calme et régulier. Si mon regard fut brièvement attiré par ses mouvements alors qu'elle venait se planter devant moi, il retourna vite sur l'objet de toutes mes convoitises.

J'aurais voulu lui dire que c'était elle qui aurait dû arrêter son baratin, mais je fus arrêtée juste à temps lorsque mon goupillon se coinça. Jurant sur le coup, je jouais un peu avant qu'il ne ressorte enfin. Le tissu n'avait pas tenu et avait fait un bouchon, stupide matos ! Levant un regard courroucé vers la Tireuse, je tâtais le carreau à l'aide la pointe métallique que j'avais à la main.

- Vire ça de là. On envahit pas mon espace de travail. Par ailleurs, au vu de la tronche que tu tirais suite à la réunion, je doute que tu aurais acceptée bien gentiment de me la confier. Du coup, ça aurait traîné. Et quand ça traîne, ça fait des emmerdes pour rien.

Pendant que je parlais, j'en avais profiter pour réaliser un nouveau goupillon que j'utilisais pour terminer le nettoyage du canon. A l'aide d'un chiffon, je me lançais ensuite dans l'entretien du reste des pièces. Pour le moment, tout était intact, c'était plutôt une bonne chose. Je haussais néanmoins un sourcil lorsqu'elle s'intéressa à ma proposition. Tiens donc, mademoiselle changeait son fusil d'épaule...

- Ton chargeur est assez limité en nombre de balles. Pour le moment, tu n'as pas dû avoir trop de problèmes car tu es habile et qu'il n'y a pas eu de confrontations trop importantes, mais le jour où tu devras t'engager dans un véritable combat, cela pourrait être un sacré handicap. Prenons cette nuit. Tu n'as pas pesté à chaque fois que tu devais recharger ? Imagine si tu pouvais te permettre de tirer plus de fois, donc d'éliminer plus de cibles d'affilés, ce ne serait pas cool ? Bon le soucis c'est que ton arme serait plus lourde, mais c'est un tout petit détail. Ce serait quand même con si t'y passais avec les balles en main, faudrait que tu y réfléchisses plus mûrement.

Au final, on ne m'avait pas dit grand chose à propos de cette histoire chez les Jaguars, mais cette arme me livrait sans hésitation tout ce qu'elle avait vécue là-bas. C'était l'avantage avec les flingues : ils ne mentaient jamais.

- Pour le mode rafale, c'est un peu plus compliqué. Disons qu'en utilisant un mécanisme externe, tu pourrais produire un effet assez similaire à celui d'une mitrailleuse. Tu devrais pour cela utiliser tes deux mains et la précision serait faussée, mais pour tirer dans le tas, ce serait nickel. Du coup, il faudrait aussi que tu développes une autre façon de tirer. Un peu comme une capacité bonus que tu ne sortirais de ton chapeau qu'en cas de gros pépin.

Dalia appréciait de moins en moins l'attitude de Gaëlle. La Tireuse n'avait pas l'habitude qu'on lui résiste et voir sa cadette aussi sûre d'elle et condescendante lui donnait envie de l'abattre sur le champ. Mais depuis la réunion, Dalia avait pu reprendre ses esprits. S'énerver et taper du pied était inutile avec Gaëlle, elle le voyait bien. Elle se radoucit et, haussant les soucis face à l'ordre de la jeune femme, répondit d'une voix légèrement voilée.

Vire ça de là? Je te trouve bien familière. Même un petit peu de trop si tu veux mon avis. Alors change de ton ou ça va mal se finir pour toi et ton atelier.

Une menace bien placée avait toujours son petit effet, et elle savait que si elle voulait heurter cette fille, c'était là qu'il fallait viser et pas ailleurs. Gaëlle serait effectivement stupide d'ignorer ses menaces. Tout le monde chez les Vipères savait que Dalia était capable de tout pour se faire craindre et respecter comme il se devait. Elle ne reculait devant aucune atrocité et prenait toujours soin de masquer ses méfaits afin d'être intouchable. On finissait toujours bien par se douter qu'elle avait frappé, mais impossible de le prouver. Sous Nora, il faudrait qu'elle surveille un peu plus ses actes, mais tant que ces derniers ne dérangeaient pas le bon fonctionnement du clan, elle n'avait rien à craindre de sa supérieure.

Gaëlle expliqua ses intentions dans un langage un peu plus abordable. En gros, elle souhaitait accroître le nombre de balles que son arme pourrait contenir de sorte à ce qu'elle n'ait plus à recharger. Mais l'inconvénient était que le revolver serait alors bien plus lourd. La Tireuse fit la moue.

Mouais je ne sais pas. Je n'ai aucun problème pour recharger, je suis tellement habituée. J'avoue que c'est parfois dérangeant mais ça va encore, et mon arme est déjà très lourde...

L'explication du mode rafale la laissa perplexe. Un étrange sourire qui mêlait dérision et surprise se dessina sur son visage.

Ah tu veux carrément que je tire 1000 balles par minutes avec un revolver de vingt centimètres? Explique-moi, parce que là ça me semble assez ambitieux.

La membre devait avoir prévu autre chose, ce n'était pas possible. Elle s'y connaissait mieux que personne en matière d'armes. Elle devait peut-être penser à un mode de tir légèrement moins rapide que celui d'une mitrailleuse (même beaucoup plus lent). La Tireuse attendit avec impatience les explications de Gaëlle qui, elle l'espérait, ne la décevraient pas.

La menace de Dalia ne tomba pas dans l'oreille d'une sourde. Menacer ainsi l'Atelier était intelligent, je devais bien le reconnaître. Tout le monde savait qu'il s'agissait de mon sanctuaire que je partageais de mauvais gré avec les autres Techniciennes. Aucun doute, la blonde savait comment taper là où cela faisait mal. Néanmoins, si je considérais plus ou moins cet endroit comme mien, il n'en restait pas moins une possession du clan. Même en tant que gradée, je ne donnerais pas cher de la peau de cette fille si jamais elle venait à détériorer la précieuse réserve d'armes des Vipères et le matériel parfois tout aussi rare permettant de réaliser les entretiens et les réparations. Je me contentais donc d'abord de hausser un sourcil avant de prendre la parole d'une voix légère.

- Je te pensais plus patriote. Quelle idée d'envisager de s'attaquer au cœur du clan juste pour obtenir un respect que je ne donne à personne d'autre qu'à Annabella.

Les armes représentaient pour moi la force d'un clan, il s'agissait donc de son cœur. Je devais bien être la seule à penser de la sorte, mais qu'importe.

- Par ailleurs, si jamais tu venais à le faire, je n'hésiterais pas à défendre corps et âme cet endroit. J'ai un fusil à pompe à côté de moi et j'ai entendu dire que tu aimais jouer avec tes victimes, avec un peu de chance, je pourrais t'exploser la tête avant que tu ne m'achèves. Du coup, plutôt que de perdre du temps à jouer aux Aigles façon moi j'en ai une plus grosse que la tienne, on pourrait rester sobre et s'occuper d'un sujet plus intéressant.

Je relevais rapidement la tête pour soutenir son regard avant d'ajouter un petit quelque chose. Je ne voulais pas forcément la provoquer, je restais naturelle avec toutes les personnes que je croisais, et ce n'était pas parce qu'elle était la Tireuse du clan que j'allais lui lécher les pieds. Je trouvais bien plus productif de faire en sorte de l'armer correctement.

- Surtout que dans les faits, je te respecte à ma façon, Dalia. Si ce n'était pas le cas, ton arme t'aurait déjà pété à la tronche depuis longtemps durant un entraînement. C'est juste que ça me fait chier de voir du désordre sur mon établi et quand quelque chose me fait chier, je travaille moins bien.

J'avais fait un effort pour exposer et décortiquer chacune de mes pensées alors si après ça elle n'était pas contente, elle pouvait bien aller se faire voir.

L'apparent désintérêt de Dalia pour le chargeur haute capacité m'arracha un sourire. Pour le moment, elle n'avait peut-être jamais eu de problème, mais nous n'étions pas en guerre et les réels affrontements à armes égales se comptaient sur les doigts d'une main depuis la création des clans d'après ce qu'on m'avait raconté. Personne ne savait vraiment l'artillerie que déploierait les autres clans s'il devait y avoir des offensives plus massives.

- Réfléchis-y. L'avantage de cette proposition est qu'elle n'aura pas de conséquences définitives. Tu pourrais à tout moment passer en chargement normal pour retrouver plus de légèreté. En plus, si tu t'habitues à tirer avec les deux, tu pourrais gagner en vélocité en passant de l'un à l'autre.

L'exagération à propos du mode rafale me fit rouler des yeux vers le ciel. Mille balles, tout de suite les extrêmes. Voyant qu'elle peinait à imaginer la chose, j'abandonnais mon travail pour me diriger vers le râtelier. Je sélectionnais une arme, vérifiant la chambre par habitude pour ne pas avoir de mauvaise surprise, puis je reviens vers elle en saisissant une courte barre métallique que je glissais contre la gâchette. Je commençais alors un rapide mouvement d'avant en arrière pour simuler la marche à suivre.

- En gros, ça se présenterait comme ça. La barre c'est le mécanisme extérieur que tu devrais actionner pour tirer en rafale. Bien sûr, il serait plus petit et plus mobile grâce à un ressort interne qui aiderait le mouvement. Bon, tu ne pourras pas tirer milles balles, c'est sûr, j'ai du potentiel, mais faut pas déconner non plus. Par contre, plus d'une cinquante, ça devrait le faire si tu le couples avec le chargeur haute capacité. Imagine, un tas d'ennemis bien bourrins à l'horizon, tu passes en mode rafale, et boum en effectuant un mouvement de rotation sur toi-même, tu leur cribles le bide de balles en éliminant la menace en une seconde à peine.

Si elle devait bien reconnaître une chose à propos de Gaëlle, c'était son cran. La jeune femme refusait de se laisser impressionner ou démonter. Elle soutenait le regard de Dalia tout comme ses menaces. D'ailleurs elle souligna l'imprudence voire l'idiotie de s'attaquer à l'Atelier qui était peut-être la réserve la plus précieuse du clan. Dalia ne répondit rien à cette remarque. Une attaque? Tout de suite les grands mots. La Tireuse n'ignorait pas les règles et les contrôles stricts auxquels étaient soumis les techniciens du clan. Si une pièce ou une arme particulièrement précieuse venait à manquer, Gaëlle aurait de gros soucis. Et on n'irait certainement pas accuser une gradée de ce méfait. Mais bon, mieux valait jouer l'idiote et garder cette bonne idée pour plus tard. Si cette jeune femme savait se faire respecter, quelque chose disait à Dalia que son impétuosité pourrait bien lui jouer des tours ou la rendre gênante. Il serait toujours temps d'agir à ce moment-là...

La réplique suivante de la jeune femme lui arracha un petit rire. Quelle imagination. Crois-tu que je perdrais mon temps à m'amuser s'il y avait un quelconque risque? Si la victime était aussi armée et inconsciente que toi, je me chargerais de la faire taire en un instant. Elle venait de prononcer ces mots avec une ambiguïté évocatrice. On aurait pu croire qu'elle plaisantait, mais tout dans la situation pouvait laisser croire qu'elle était on ne peut plus sérieuse. De toute façon, je ne suis pas stupide au point de t'abattre dans ton atelier, ce ne serait pas très futé...Conclut-elle afin que Gaëlle n'ait pas l'occasion de rebondir sur cette énième provocation.

Il était assez drôle que la jeune femme fasse une allusion assez lourde aux Aigles pour signifier à la Tireuse que ce petit jeu l'énervait alors qu'elle faisait elle-même en sorte de le poursuivre par ses propos. Mais qu'importe. Dalia se tut. Elles en avaient assez dit.

Gaëlle lui assura qu'elle la respectait à sa façon et qu'elle souhaitait juste éviter le désordre dans son atelier. La blonde retira alors son carreau de la table non sans lâcher une remarque cinglante.

Il me semblait que tu ne respectais qu'Annabella. Elle se tut quelques instants. Tu sais, dans un clan comme celui-ci ce n'est pas assez.

Se contenter de ne devoir du respect qu'à la chef était un peu sommaire, les membres devant une pleine obéissance aux gradées. Ici, Dalia se montrait conciliante en apparence pour en venir aux faits, mais elle aurait très bien pu rapporter l'incident à Nora qui aurait certainement pris le parti de la Tireuse. Régler les conflits de cette façon n'était de toute manière pas très intéressant et Dalia se jura de s'occuper de Gaëlle une fois le moment venu. Mais pas maintenant. La situation ne lui était pas vraiment favorable.

Gaëlle leva les yeux au ciel à l'évocation des milles balles. Elle devait s'être rendu compte qu'elle venait de commettre une lourde erreur. Mille balles, ce n'était même pas le régime complet d'une mitrailleuse. Si la technicienne voulait être prise au sérieux, il fallait qu'elle soit plus précise dans ses paroles et dans sa façon de s'exprimer...

Eh bien quoi... Les mitrailleuses que TU construis atteignent facilement les cinq milles balles par minute.

Néanmoins ce mode rafale l'intéressait. Elle devait bien admettre que sa cadette avait beaucoup de talent et d'imagination une fois qu'il était question d'armes et cela pourrait lui être utile.

Si je peux passer d'un mode à l'autre sur la même arme, alors on peut toujours essayer. Je ne sais pas ce que ça va donner ni si ce mode sera supportable même pour moi. Sur un petit calibre, une telle déferlante de balles sera difficile à gérer. Mes tirs manqueront certainement de précision et mes épaules risquent de prendre cher... Mais on peut toujours tenter le coup.

L'espace d'un instant, la blonde imagina tout ce qu'elle pourrait faire avec une telle arme à sa disposition. Oui, si cela aboutissait - bien qu'elle en doute encore fortement - ce serait assurément intéressant.

Mais mon arme ne te servira pas de prototype. T'es peut-être un petit génie en armement mais faut pas exagérer non plus. Alors rends-la-moi dès que t'auras fini.

De toute façon, elle ne comptait pas quitter l'Atelier sans son revolver. Autant sortir à poil...

Je peinais à me faire une idée claire sur Dalia. D'un côté, il y avait ses compétences en tant que tireuse, de l'autre sa réputation, et puis, il y avait finalement ses paroles. Avait-elle vraiment du cran finalement ou est-ce qu'elle n'était qu'une grande gueule qui ne maltraitait que les plus faibles ? Je ne la jugeais à aucun moment. Elle faisait ce qu'elle voulait, je n'en avais rien à carrer. Et puis, je n'étais pas vraiment en mesure de dire quoi que ce soit alors que je n'hésitais pas à faire mes tests sur des Soumis innocents et trop faibles pour résister alors qu'ils regardaient généralement la mort en face. Mais de là à ne pas prendre de risque. Où était l'amusement s'il n'y avait pas le frisson du risque justement ? Il n'empêchait que je ne savais toujours pas quoi penser de tout ça. Les paroles de la blonde étaient trop ambiguë. Seulement, elle avait au moins raison sur un point. Inconsciente, je l'étais généralement. Mon frère passait son temps à me le dire et ma réponse n'avait pas changé d'un iota depuis l'enfance : la mort n'est pas pour tout de suite. Même si la provocation de Dalia ne m'avait pas laissée de marbre, je n'aurais quand même pas eu l'occasion de réagir au vu de sa réactivité à balancer une nouvelle menace dans le vent. C'est vrai que pour autant que de me tirer dessus, je préfèrerais qu'elle le fasse ailleurs qu'ici. Il n'aurait pas fallu foutre du sang partout sur mon établi. Encore que je ne serais théoriquement plus en mesure de m'en servir... Mais c'était une question de principe !

La fin de ce petit jeu d'intimidation fut marquée par une concession de la part de Dalia. Elle avait retiré le carreau ce qui me poussa à la remercier du bout des lèvres. Il était temps quand même. Pour m'offrir la possibilité de travailler dans le silence, il ne fallait pas que je compte sur elle par contre. Je ne l'aurais jamais imaginé aussi bavarde. Bon, je l'encourageais en parlant moi aussi, mais c'était plus un réflexe qu'autre chose. Sa remarque me permit néanmoins de comprendre que je m'étais contre-dit. Je ne respectais pas exactement qu'Annabella, c'était vrai. Mais Annabella était la seule à qui j'obéissais au doigt et à l’œil car il n'y avait qu'elle qui aurait pu m'atteindre réellement en me privant de la liberté que j'avais à l'Atelier. Il faudrait maintenant que je fasse preuve du même respect avec Nora, mais c'était une autre histoire. La Tireuse ajouta encore quelque chose que je pris comme une sorte de conseil. Ça en avait tout l'air en tout cas. Je haussais brièvement les épaules.

- Peut-être, mais c'est une perte de temps. Je sais bien que ça fait quatre ans que je vis ici et que je devrais m'être habituée, mais je ne comprends pas ce délire avec la hiérarchie. A quoi ça sert de lécher les bottes de quelqu'un, de dire amen à tout ce qu'il dit, alors qu'à la place, je peux servir réellement à quelque chose ici, à m'occuper des armes qu'elle utilise pour lui permettre de sublimer son potentiel ? Surtout que bon, quand je pense lèche-botte, j'ai pas une vision super en tête. Si c'est pour être comme Ysaline, j'préfère encore que tu me mettes une balle directement.

J'étais trop franche, je le savais. C'était dangereux, je le savais aussi. Mais bon puisque j'étais de toute façon sur la corde raide avec Dalia, autant m'approcher plus encore du vide. Au pire, je ramasserais une punition, la belle affaire. Personne n'était irremplaçable, mais j'étais aussi utile au clan que la Tireuse à ma façon ce qui me laissait penser que mes chances de mourir aujourd'hui étaient réellement faibles.

Ses propos à propos des mitrailleuses me tirèrent un petit sourire satisfait. C'était qu'elle en savait des choses, la Dalia. Bon, je restais toujours un peu sur ma faim par rapport aux armes. Tirer beaucoup de balles, c'était bien, mais je m'intéressais ces derniers temps beaucoup plus aux projectiles en eux-mêmes pour éviter les gaspillages inutiles. Pendant que je réfléchissais, la blonde reprit plus sérieusement à propos de notre petit projet. Je trouvais tout à fait passionnant de voir une personne réellement intéressée par le potentiel de son arme. Elle avait en plus une vision extrêmement juste ce qui ne gâchait rien.

- C'est pour ça que dans un premier temps, je vais créer un prototype sur base d'un pistolet. Le mécanisme et les effets seront radicalement différents du résultat que tu auras avec ton revolver, mais au moins ça nous donnera une idée et ce sera une première étape. Tu pourras déjà t'entrainer avec pour apprendre à gérer le mode rafale pendant que je bricolerais les composants pour ton arme si tout est ok. Dans tous les cas, tu n'as rien à perdre. Si je me plante lors de cette phase une, j'endurerais la honte, si jamais, je réussis, tu pourras t'appuyer sur une autre arme qui complétera ton arsenal en cas d'affrontements plus importants. Et si vraiment, je suis géniale, ton revolver aura son amélioration lui aussi.

Cela avait tout l'air d'un projet en bonne et due forme. Pour tester une telle arme, Dalia était parfaite car elle était la numéro du clan. Elle saurait sûrement me donner toutes les informations dont j'aurais besoin pour perfectionner toujours plus ce système. Un léger sourire aux lèvres, je terminais de remonter l'arme, et la faisais tourner pour empoigner le canon et tendre la crosse à la propriétaire de ce joli bijou.

- La prochaine fois, je te conseille de me le donner directement pour l'entretien. Je ne sais pas qui est la dernière personne qui s'en est chargée, mais toutes les têtes de vis sont abimées. C'est vraiment du travail de bourrin. Je te les aurais bien changée, mais je n'en ai pas à la bonne dimension sous la main et je doute que tu tiennes à attendre que j'ai envoyé quelqu'un aux entrepôts pour en récupérer.

Une fois qu'elle eut récupéré son bien, je me levais et allais fouiller dans un tiroir verrouillé par un vieux cadenas à code. C'était là que je planquais mes prototypes en cours. J'attrapais une fine boîte en métal et la lançais à la Tireuse avant de refermer mon petit coffre-fort improvisé.

- Cadeau de la maison, ça devrait sûrement te plaire. Ce sont des fléchettes avec injecteur, mais adaptées aux arbalètes. Elles contiennent un contractant musculaire assez stupéfiant. Tu prends une crampe classique, tu la multiplies par trente et tu as le seuil de douleur. D'après mes tests, sur un adulte de corpulence moyenne, l'effet est foudroyant et diminue progressivement au bout d'une dizaine de minutes. C'est juste ce qu'il faut pour mettre à mal quelqu'un sans le tuer, ni lui infliger de blessure. Bon, la propulsion depuis l'arbalète nécessite qu'on tire de loin pour éviter une pénétration totale, mais la précision est bonne. Et tu peux les manipuler sans craintes, il y a une capsule au bout de l'aiguille qui ne se détruit qu'à l'impact.

Disons que c'était une façon de me faire pardonner pour mon attitude vis à vis de son grade. Ok, je ne courbais pas l'échine, mais à ma façon je venais de faire bien plus en lui donnant un accès à ce prototype en cours de finition auquel personne d'autre n'avait droit pour le moment. Si ça c'était pas une preuve de respect.

Sans vraiment l’expliquer, Dalia avait l’impression que les choses s’arrangeaient et que Gaëlle, peut-être inconsciemment, se montrait plus conciliante dans son comportement. Bien sûr, on ne pouvait pas dire que la Gradée n’avait pas fait d’efforts de son côté : après tout, elle avait gentiment accepté (non sans manifester son mécontentement) que Gaëlle lui subtilise son arme pour trifouiller elle ne savait quoi, elle avait aussi retiré le carreau de l’établi. Cela pouvait paraître normal pour quelqu’un de censé, mais pour Dalia c’était déjà beaucoup. Et en conséquence, Gaëlle se montra moins belliqueuse. La mécanicienne n’alla pas vraiment dans le sens de Dalia quant au respect de la hiérarchie : elle n’en comprenait pas vraiment l’intérêt et ne supportait pas ce délire autour de l’obéissance. Elle estimait que si elle faisait son job correctement, on n’avait rien à lui demander de plus. Elle finit par dire qu’elle préférait crever plutôt que d’en arriver au stade d’Ysaline, qui était la figure allégorique de l’hypocrisie. Dalia apprécia cette fine conclusion, qu’elle accompagna d’un sourire ainsi que d’un léger ricanement. Tout compte fait, Gaëlle était quelqu’un qui voyait clair. Cependant, elle ne pouvait pas renier la hiérarchie de la sorte.

Tu peux être obéissante sans être lèche-botte, ce n’est pas pareil. Mais c’est certain qu’Ysaline fait un peu trop de zèle en ce moment, faudrait la calmer celle-là…

Dalia serra les dents. Elle ne pouvait ignorer le fait que sa rivale soit Fine Lame et potentiellement Seconde, vu qu’elle accompagnait Nora à chacune de ses apparitions. Quelque chose lui disait que cette fille l’avait dépassée pour de bon aux yeux de ses deux chefs et cela ne lui plaisait pas. La blonde avait pourtant toutes les qualités de ce frotte-manche, si ce n’était le fait de s’en prendre aux gosses. Un élan de pitié qui lui coûtait cher. La Tireuse n’avait pas à se plaindre, elle qui était plutôt bien placée dans le clan et pourtant, elle ne supportait pas de savoir cette peste juste au-dessus d’elle. C’en était frustrant. Cela expliqua pourquoi elle appréciait particulièrement les remarques de Gaëlle à l’encontre de la Fine Lame.

Mais Gaëlle ramena bien vite la conversation à son sujet principal : le prototype. Elle lui proposa de créer une arme d’essai pour ensuite transposer la technologie sur le revolver personnel de Dalia en cas de succès. La mécanicienne lui expliqua les tenants et les aboutissants de ce projet atypique et Dalia finit par hocher la tête en signe d’assentiment.

Ok je te suis. Je ne sais pas combien de temps il te faudra pour mettre au point ce premier prototype, mais une fois que ce sera fait tu pourras me prévenir et on fera les premiers essais.

Dalia comprit alors qu’elle pourrait potentiellement avoir une arme destructrice en plus dans son arsenal. Et elle ne pouvait que remercier Gaëlle pour cela. Sans la mécanicienne et son idée de génie, il n’en serait rien. Or, c’était une proposition plutôt alléchante qu’elle venait de lui faire. Même si Dalia était la meilleure tireuse du clan, Gaëlle aurait pu faire cette proposition à quelqu’un d’autre. Mais non, elle avait décidé de faire confiance à la gradée, ce qui n’était pas pour déplaire à la principale intéressée.

La membre termina alors son entretien. Elle était rapide et précise, ce qui ne gâchait rien. Une fois son revolver de nouveau dans son holster, Dalia se sentit mieux. Cependant, la mécanicienne l’informa que le précédent entretien avait été réalisé avec très peu de soin et que cela avait laissé des séquelles. La blonde fit un effort pour se rappeler à qui elle avait confié son arme mais ne s’en souvenait plus – cela faisait déjà un moment. Alors elle lui répondit

La prochaine fois tu le feras. Et dès que tu auras les bonnes pièces, on arrangera tout ça.

La Tireuse tenait à son arme. Elle ne voulait pas laisser le moindre problème technique en suspens. Quand on tirait quotidiennement et à sa cadence, le moindre petit défaut pouvait vite devenir gênant, aussi les indications de Gaëlle l’inquiétèrent quelque peu. Elle espéra sincèrement que ces pièces arriveraient bien vite.

Dalia eut à peine le temps de ranger son arme que Gaëlle se leva pour fouiller dans un tiroir. Sans prévenir, cette dernière lui lança une petite boîte que la tireuse attrapa par réflexe. Surprise, elle inspecta le boitier et l’ouvrit. Des carreaux ? Ils étaient … particuliers. De fines capsules ponctuaient la pointe des flèches et elles semblaient contenir un liquide. Les explications de Gaëlle rendirent les choses un peu plus claires. Ces munitions contenaient un puissant contractant musculaire qui permettait d’immobiliser une cible sans la tuer ni la blesser. La douleur, en revanche, devait être atroce. Surprise, Dalia releva un regard interrogateur vers Gaëlle.

Merci. Mais... pourquoi me faire un tel cadeau ?

Non pas qu’elle doutait de la bienveillance de la mécanicienne, mais elle ne s’attendait pas à un tel présent en l’accompagnant à l’Atelier, c’était surprenant de sa part. Dalia se dit que tout compte fait, ses menaces proférées précédemment seraient vaines : Gaëlle lui serait bien plus utile que nuisible, c’était désormais certain.

L'autre Vipère ricanait, mais elle restait enfoncée dans son délire hiérarchique. C'était étrange. La plupart des gens pensaient que j'étais aussi peu soumise car j'avais rejoint tardivement le clan et que ma vie de Libre avait laissé une trace nette, mais d'après les dires de Sasha, Dalia était elle aussi une ancienne Libre. Je ne cherchais pas forcément à faire des rapprochements, mais je devais avouer trouver ça curieux. Sérieusement, il fallait être un natif pour être parfaitement raccord avec la hiérarchie clanique. Suite à la remarque de Dalia, je me contentais de hausser les épaules. Elle n'avait pas tort, mais elle n'avait pas forcément raison non plus. Moi et les nuances, nous n'avions jamais été très potes.

J'avais finalement su convaincre la Tireuse. Maintenant qu'elle était rassurée pour l'avenir de son revolver – sérieusement, je me sentais insultée, mais je pouvais comprendre -, elle semblait tout de suite plus ouverte.

- Je ne sais pas exactement combien de temps ça prendra. Crois-le ou non, c'est une histoire d'inspiration.

Et l'inspiration était avec moi en ce moment comme en attestait le sourire qui venait de se glisser spontanément sur mes lèvres. Pourtant, rien n'assurait qu'elle resterait présente pour un long terme, ni ne me permettait de prévoir un potentiel retour si elle disparaissait. Même le génie avait ses défauts.

Dalia ne semblait pas se rappeler de la Membre qui avait bêtement gâché les vis de son arme. Dommage, je venais de perdre une belle occasion de faire un exemple auprès des techniciennes peu scrupuleuses. J'étais responsable de leurs bêtises dans l'histoire et, plus encore, elles avaient un impact bien trop important sur ma réputation pour que je laisse passer ça. D'une façon ou d'une autre quelqu'un montrerait aux autres l'importance d'apporter du soin à une arme. Ce n'était pas qu'un simple amas de métal bon dieu ! La Tireuse fit le bon choix en acceptant de me confier son arme prioritairement. Au moins était-elle intelligente. Et soucieuse de son arme.

- Je tâcherais de leur botter les fesses pour qu'ils se dépêchent. Ça ne devrait pas être difficile vu la réputation de la cliente.

Dalia était impressionnante et elles étaient nombreuses ici à la craindre après tout. Si je ne la craignais pas, je la respectais néanmoins d'où ce cadeau impromptu. Il sembla la surprendre autant que je me surprenais moi-même à le lui offrir. Peut-être même plus. La question qui s'imposa vient bien vite. Encore une fois, je haussais les épaules car tout ça n'était qu'un détail même si je doutais que je m'en sortirais avec un simple mouvement. Des mots, il fallait toujours utiliser des mots.

- Parce que je suis la meilleure dans ma spécialité et que tu l'es dans la tienne. Je ne vais pas brader mes prototypes au premier clampin venu. En plus, tu es souvent sur le terrain et je ne doute pas que tu auras des occasions d'utiliser ces petites merveilles. Donc, tu pourras rapidement me donner ton avis sur la question pour que je commence à les produire plus massivement.

C'était simple. Efficacité avant tout. Enfin, c'était surtout tout ce qu'elle avait besoin de savoir.

Gaëlle ne releva pas vraiment sa remarque sur Ysaline. Après tout, cracher du venin sur la potentielle Seconde du clan n’avait rien d’intelligent. Au moins la Tireuse savait-elle désormais que Gaëlle partageait son avis. Et elle était ravie de compter une alliée de plus à ce niveau-là. Lorsqu’il fut question du prototype, l’armurière resta floue quant aux délais. Une histoire d’inspiration ? Mouais. La blonde n’appréciait pas vraiment les approximations, mais il était vrai que le rapport de Gaëlle avec les armes tenait plus de la passion que d’un simple job. Qu’elle parle d’inspiration n’avait donc rien d’étonnant. D’un côté, la Tireuse se doutait bien que l’attente ne serait pas très longue. Et quelque chose lui disait que Gaëlle n’avait pas volé son arme par hasard ce jour-là. Sans doute avait-elle prévu de lui faire cette proposition depuis le début. Dalia aurait donc des nouvelles très rapidement, si on suivait cette logique. La tireuse n’ajouta donc rien. Après tout, du moment qu’elle avait ses armes habituelle, peu lui importait. Les améliorations pouvaient attendre et limite elle préférait que la mécanicienne prenne son temps. La précipitation pouvait être dangereuse une fois qu’il s’agissait d’arme. Un mécanisme enrayé pouvait causer des ravages, aussi bien sur le tireur que sur le revolver concerné…

Dalia accepta alors de confier son revolver à Gaëlle pour les entretiens. Au moins serait-elle certaine que son arme ne serait pas entre les mains d’une incapable mais d’une véritable professionnelle. D’ailleurs, elle s’en voulait presque de ne pas avoir formulé cette exigence dès le début. La blonde sembla alors reconnaissante et lui promit même d’accélérer le processus pour l’obtention des pièces à sa manière, non sans rappeler qu’avec la réputation de la Tireuse, ce ne serait pas très compliqué.

Merci du compliment.

Oui, c’en était un, clairement. Enfin, aux yeux de la Tireuse c’était indéniablement le cas. Quant à son interrogation sur les trop bonnes intentions de la mécanicienne à son égard, Dalia eut droit cette fois-ci à une réponse très précise. Gaëlle avait en effet toutes les raisons de lui confier ses prototypes. Quel meilleur testeur que le Tireur d’élite du clan ? Son efficacité et surtout sa rationalité avaient de quoi plaire. La blonde acquiesça donc.

Ca me va. Si à l’avenir t’as d’autres idées farfelues, tu pourras toujours m’en parler.

C’était un excellent deal. Certes, Dalia risquait de perdre son temps en cas d’échec de la mécanicienne. Mais en cas de réussite, elle bénéficierait de ces inventions en primeur et pourrait les utiliser avant tout le monde. Cela lui donnerait un avantage considérable aussi bien sur le terrain qu’au sein du clan. Elle avait tout à y gagner, en somme. Maintenant qu’elle n’avait plus rien à faire là, la Tireuse ne comptait pas s’attarder davantage. Les nouvelles récentes restaient bien ancrées dans son esprit et il lui fallait un petit peu de calme pour réfléchir à tout ça.

Je te laisse. N’oublie pas de me prévenir quand ce sera fait.

Elle savait que Gaëlle n’oublierait pas, de toute façon.

Je haussais les épaules. Le compliment était sorti tout seul et était véridique. Je n'allais pas faire de la lèche maintenant en renchérissant. Elle savait ce que je pensais, c'était le principal. Le fait qu'elle soit satisfaite et que je ne sois plus une cible potentielle - ou plutôt mon établi - étaient des bonus. De plus, Dalia semblait désormais pleinement consciente de mes capacités et j'appréciais qu'elle soit ouverte à d'autres réflexions pour améliorer son arsenal. Enfin une bonne nouvelle en cette journée sinistre. Je manquais parfois de gens avec qui parler car ils se lassaient vite ou ne comprenaient ni mon charabia, ni mon engouement, mais la Tireuse devrait pouvoir s'en sortir plus longtemps qu'eux. Je l'espérais du moins.

- C'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde.

L'entretien semblait désormais terminé et Dalia sonna le signal de départ. J'allais me ré-installer derrière mon établi et attrapais machinalement un chiffon avec lequel je jouais. J'avais encore des armes à nettoyer avant de passer à quelque chose de plus passionnant. Au vu de l'humeur morose sur le territoire, je me doutais que les filles ne seraient pas forcément à leur maximum. Mais avant ça, j'adressais un bref salut de la main à la blonde qui quittait l'Atelier sans lever les yeux du bout de tissu que je tordais et détordais.

- Compte sur moi.

Et sur ces mots, le boulot commença.