La diplomatie féline
PV Ludivine
Jour 1

Noâ me donnait une chance. Alors que je m'étais attendue à devoir attendre une éternité avant qu'elle ne fasse un geste vers moi, ma Chef avait décidée de me faire confiance le temps d'une mission. Je le savais, rien n'était oublié et elle n'avait pas encore réellement décidé de mon sort, mais elle m'avait demandé d'aider les Jaguars. Les conditions actuelles m'aidaient tout particulièrement puisqu'il n'y avait plus un seul gradé au QG et qu'elle avait donc dû se reposer sur moi plutôt que sur des Membres plus jeunes et moins rodés. En tant que Seconde, je pouvais me rassurer en me disant que j'avais bien joué mon rôle et c'était donc pour ça qu'elle m'envoyait aujourd'hui auprès des prisonniers pour faire le point. Je me trouvais donc dans l'une des cellules en compagnie de Julian, un Membre d'un an mon cadet, qui, armé d'un calepin, était chargé de prendre des notes. Kahlan n'était pas très loin, il avait toujours pour ordre de me surveiller, mais je préférais ignorer sa présence pour le moment. Si je portais toujours l'arc de Roxanne, j'avais préféré prendre en main un pistolet qu'il serait bien plus aisé de braquer sur d'éventuels rebelles belliqueux.

- Celui-là est un Jaguar. Harvey, je crois.

Le jeune homme hocha la tête pour me donner raison. S'il était ici c'était qu'il avait participé à la rébellion, mais il n'était pas attaché et ne devait donc plus être considéré comme une menace. Je passais au suivant dont les mains était ligotées. Il ne me disait strictement rien et une vérification de ses poignets me confirma qu'il était bien un Libre. Juste à côté, il y avait une fille. Dès que je tournais la tête vers elle, une appartenance me vient en tête.

- Vipère ?!

Je m'approchais d'elle et constatais que je connaissais bel et bien cette tête. Je l'avais déjà vue en dehors, mais aussi sur notre territoire.

- Ludivine, c'est ça ? Tu n'étais pas censée être Messagère ?

Sa présence ici était étonnante. Alors comme ça la rébellion avait même réussi à récupérer des Membres d'autres clans ? Je savais que les Vipères ne nous portaient pas dans leur cœur, mais jamais je n'aurais pensé que cette fille en particulier pourrait se lever contre nous. Encore qu'elle avait une raison, si je ne me trompais pas, c'était elle qui avait perdu son amie durant la rafle qui s'était déroulée un peu avant la saison Aride. Un peu plus méfiante, j'attendis sa réponse. Quelque chose me disait que son cas allait être plus compliqué à traiter que celui des autres.

C'était une belle bourde diplomatique ! Alors que j'avais accepté d'accompagner les Jaguars seule pour porter mon message en toute bonne foi, j'avais été prise pour une rebelle et faite prisonnière sans avoir mon mot à dire. Afin de ne pas avoir plus d'ennuis, j'avais attendu sagement qu'un gradé viennent recenser les prisonniers et, si possible, me reconnaître. Dans l'effervescence du moment, ça ne servait à rien de résister, sinon à empirer mon cas ou à me faire tuer.

L'ancienne Seconde des Jaguars, Alessandra, nous rejoignit enfin. Elle fit le tour des prisonniers et finit par arriver face à moi. Elle reconnut tout de suite mon appartenance, et je hochai la tête lorsqu'elle le cria avec étonnement. Elle s'approcha et me demanda de confirmer mon identité, ce que je fis.

- C'est bien ça. J'étais en route pour porter un message à Noâ quand j'ai été prise dans la tourmente. Je me suis retrouvée coincée dans les quartiers des Soumis suite à la chute de la vigie.

Normalement, elle devrait me croire. Je disais la vérité et les autres Jaguars que j'avais croisés devraient pouvoir confirmer mes dires si jamais elle restait sceptique.

La Messagère des Vipères faite prisonnière dans nos cachots... Le résumé de la situation seul permettait de comprendre que les Jaguars étaient dans le pétrin. Je ne savais pas qui avait eu la glorieuse idée de la mettre ici, mais c'était probablement la pire qu'il avait eu de toute son existence. Avec toute la pagaille mise lors de la rébellion, les échanges avec les gradés n'avaient pas été facilités, mais quand même. Elle avait sûrement dû dire qui elle était et je trouvais complètement fou que personne n'ait été informer Noâ de la présence d'une personne prétendant être Messagère. Même si cela n'avait pas été le cas, ce simple fait aurait dû être signalé par mesure de prudence. Surtout que dans ce cas-ci, elle était réellement celle qu'elle disait être et en plus elle était venue sur le territoire dans le but de porter un message. Si les Vipères ne réclamaient pas des comptes aux Jaguars suite à un tel traitement, ce serait un véritable miracle.

Face à cette situation, je compris assez rapidement qu'il était important que j'évite au maximum les problèmes en étant la plus diplomatique possible pour éviter un incident aux conséquences graves. Si c'était encore possible...

- Julian, continue le recensement avec Kahlan.

C'était un ordre et je n'aurais normalement pas dû en donner puisque j'étais désormais au même niveau que le Membre, mais il ne broncha pas et sortit du cachot pour aller chercher notre aîné qui attendait à proximité. Je retournais ensuite vers la Vipère, affichant un sourire désolé.

- Je sais que ma parole vaut peu de chose à l'heure actuelle, mais je tiens à m'excuser au nom de mon clan pour cette bévue. Je ne sais pas exactement comment tu t'es retrouvé au cachot, mais je ferais en sorte que les idiots qui ont fait ça ne s'en sortent pas les mains dans les poches.

La rébellion ne pouvait pas tout excuser non plus. Elle était Messagère et on ne touchait pas aux Messagers, c'était un principe de base. Par chance, elle n'avait pas l'air de souffrir de blessures, c'était déjà une bonne chose.

- Sortons d'ici.

Je lui désignais la porte au moment où Julian revenait en compagnie de Kahlan dont j'évitais soigneusement le regard. Ils se remirent heureusement rapidement au travail, tout deux comprenant qu'il valait mieux me laisser gérer la Vipère. Elle avait l'air de bonne foi en plus et j'espérais pouvoir régler le problème. Il n'était vraiment pas dans l'intérêt du clan de s'attirer un nouvel ennemi.

Alessandra demanda à Julian de continuer le recensement avant de retourner son attention sur moi, un sourire désolé sur les lèvres. Elle s’excusa ensuite au nom du clan, se demandant comment je m’étais retrouvée là. Elle ajouta qu’elle ferait en sorte que les idiots m’y ayant amenée ne s’en sortent pas si facilement. Enfin, elle m’invita à l’accompagner en-dehors de la pièce. J’acquiesçai sans rien dire et me dirigeai vers la sortie. Une fois en-dehors de la cohue, je lui répondis.

- Il y a eu un quiproquo lorsque je suis arrivée au Q.G. Avec la situation, j’ai préféré ne pas insister et attendre que ça se calme. C’était le mieux à faire. Et j’ai eu raison, tout est dissipé maintenant.

Je tentais de la rassurer sur la situation. De plus, j’étais fatiguée et j’espérais que tout ceci ne dure plus trop longtemps. Je devais encore accomplir ma mission (si c’était toujours possible) avant de pouvoir rentrer chez moi. En parlant du clan des Vipères, j’ajoutai :

- Par contre, même si je suis d’avis de ne pas se formaliser avec ça – après tout, il s’agit d’un évènement exceptionnel –, j’ai peur qu’Annabella ne pense pas la même chose.

En effet, elle risquait même d’être encore plus en colère contre le clan des Jaguars après cet incident. Mais je ne pouvais pas le cacher, il fallait que cela soit dans mon rapport.

Les Jaguars avaient de la chance d'avoir été affectés à une Messagère aussi calme et posée. Je ne connaissais pas personnellement Ludivine, mais j'avais toujours eu des bons échos à son propos. Même après ce qu'il s'était passé lors de la dernière rafle, elle restait professionnelle. Elle aurait pourtant pu profiter de cette bévue faite par les nôtres pour enfoncer le clan par rancœur. Je lui en étais reconnaissante pour ça même si j'évitais de mettre le sujet sur le tapis.

- Oui, le calme est parfois la meilleure des solutions.

Quand même, je me demandais bien qui était l'idiot qui l'avait mis en cellule. L'idée de lui demander me vient bien, mais ça ne me paraissait pas être le moment idéal. Pour l'heure, il y avait d'autres priorités. Ce que Ludivine glissa ensuite me crispa un petit peu. J'avais plus ou moins oublié Annabella dans l'équation. D'un autre côté, la Messagère était entrée sans escorte sur le territoire d'après ce que j'avais compris. Je ne voulais en aucun cas rejeter la faute sur elle, mais toute cette histoire avait mal commencée à cause de la rébellion et de l'incidence qu'elle avait eu sur les frontières.

- C'est un sacré incident diplomatique oui... D'ailleurs, quelle est la portée de ce message ? Il devait être assez important pour que tu sois envoyée en pleine nuit sur le territoire. Je suppose que tu dois le remettre à Noâ en main propre ?

Le problème, c'était que je ne savais pas du tout où elle se trouvait. Déjà qu'elle avait la fâcheuse tendance d'être au quatre coins du territoire en temps normal, mais je me doutais que cela devait être encore pire au vu des circonstances.

- C'est par ici.

J'ouvris une porte et m'engageais sur une pente douce cimentée qui remontait en un étroit couloir vers l'extérieur où deux Membres nous accueillirent d'un mauvais œil. Plutôt que de m'inquiéter de cette vigilance, j'en profitais pour prendre quelques informations.

- L'un de vous deux sait où est Noâ ?
- Pas vue.
- Moi non plus.

Je poussais un bref soupir et nous frayais un chemin un peu rudement entre le duo qui ne bougeait pas d'un pouce. Mon statut n'était pas clair et au vu de leur comportement, ces deux là devaient en avoir parfaitement conscience. Je gardais le silence le temps que nous nous éloignons un peu et optais pour un passage à l'avant du QG pour vérifier que ma Chef ne s'y trouvait pas. Cela nous conduisit directement vers l'endroit où les corps étaient les plus présents et donc dans une zone vraiment peu appréciable.

- Désolée pour la vue. Et l'odeur.

Il était encore tôt et il ne faisait pas encore très chaud, mais certains cadavres étaient là depuis le milieu de la nuit et commençaient à offrir un fumet désagréable.

Alors que je la suivais, Alessandra me confirma que le calme était parfois la meilleure solution. Elle me demanda bientôt quelle était la portée du message que je devais délivrer à Noâ, message qui, selon elle, devait être plutôt important pour m'envoyer à une heure si tardive. Je hochai la tête : je devais le livrer à Noâ, même si la situation était plus compliquée que prévu. J'avais pensé remettre ce message à l'ancienne Seconde, mais Annabella risquait de ne pas apprécier, et de toute façon ce n'était pas protocolaire. Dans le chaos, il était conseillé de s'accrocher au protocole...

- Il s'agit d'une mise en garde, mais je ne peux pas t'en dire plus.

Le reste était destiné à Noâ, qui était apparemment introuvable. Nous croisâmes deux Membres qui ne savaient pas où leur Chef se trouvait. Je suivis Alessandra jusqu'à l'entrée du Q.G., à l'extérieur. Et ce n'était pas beau à voir... Il y avait des corps partout, des morts mais aussi des blessés, plus ou moins gravement. Je posai ma main sur mon nez mais l'odeur était toujours intacte. Dans plusieurs heures, l'air serait irrespirable.

- C'est atroce, ce qui est arrivé. Je suis vraiment désolée...

Mes condoléances ne changeraient rien à la situation, mais je compatissais à toute cette misère qui s'abattait sur le clan des Jaguars. Je ne pouvais pas imaginer ma réaction si les corps devant nous avaient été des visages connus de Vipères...

- Est-ce que... est-ce que je peux attendre Noâ ? Même si mon message n'a plus beaucoup de sens après ce qu'il s'est passé cette nuit...

Une mise en garde ? J'avais été écartée des informations sensibles depuis plusieurs semaines, mais il ne me semblait pas que la situation entre les Vipères et les Jaguars aient empirée. Il n'y avait, à ma connaissance, pas eu d'incident depuis la rafle des Libres et la mort d'une Membre côté Ouest. Je me gardais néanmoins de faire tout commentaire même si j'envisageais qu'il ne s'agisse que d'une lubie d'Annabella. Je ne la connaissais pas vraiment, j'avais été confronté à elle une ou deux fois en tant que Seconde, mais on ne pouvait pas dire que je l'appréciais vraiment. Elle me semblait trop arrogante et vicieuse.

- D'accord.

Je n'allais pas la cuisiner pour en savoir plus, vu ma position, je n'en avais pas le droit. Je ne savais même pas si Roxanne le pourrait, c'était dire. La sortie du QG changea immédiatement le fil de mes pensées. J'étais bien incapable de rester insensible face au fléau qui avait frappé le clan. C'était aussi le cas de Ludivine qui fit preuve d'une sincérité touchante à ce sujet. Je lui adressais un faible sourire, ne sachant pas que répondre. Le fait qu'elle compatisse était très appréciable, mais je ne voyais pas trop ce que j'aurais pu lui dire en retour.

La suite me laissa pensive. Ludivine prenait des gants tout en cherchant à faire son boulot et, moi, je ne savais tout simplement pas quoi faire. Je n'avais aucunement le droit, ni l'envie à vrai dire, de refuser cette demande même si elle tombait mal. Elle était Messagère et ne pouvait tout simplement pas repartir avec son message vers son clan. Pourtant, ce n'était pas l'envie qui devait lui manquer après les dernières heures qu'elle avait passé.

- Je suppose que oui.

Noâ devait bien être quelque part. Si au moins j'avais pu trouver Roxanne, cela aurait fait un peu avancer les choses, mais je me doutais qu'elle devait encore se trouver à l'hôpital à l'heure actuelle avec les blessés. En parlant de blessés, la plupart était en train d'être installés sous une toile tendue à l'ombre d'un bâtiment. Je reconnus quelques Membres affairés et, au milieu, une tête plus connue encore. A croire qu'il ne suffisait que d'y penser pour voir ma Chef apparaître. Je plaçais mes mains en porte-voix pour l'appeler. Nous n'allions pas jouer au jeu du chat et de la souris pendant des heures.

- Noâ !