Nuka réprima un long frisson. Pour la première fois de sa vie, il avait peur. Cette peur lui tiraillait le ventre depuis plusieurs heures déjà, elle l'avait même empêché de dormir, si bien qu'il se surprit à ne pas être complètement à la masse. Le stress le tenait sûrement éveillé. Cette sensation glacée qui collait à son corps alors que la chaleur était étouffante venait aussi de là probablement. Tirant un peu sur son t-shirt, il essuya son visage en sueur et détailla avec appréhension les personnes autour de lui. Il n'y avait plus que trois autres enfants et s'il avait bien suivi l'ordre, ce serait lui le prochain. Aux yeux des clans, il avait eu dix ans la veille, il était donc temps qu'il prenne sa décision. Soit il choisissait de rejoindre les Jaguars et il se faisait marquer, soit il partait sur le champ du territoire pour devenir un Libre. Autant dire qu'il avait vite fait son choix, mais il avait beaucoup de mal à en assumer les conséquences.

La voix grave d'un adulte résonna tout d'un coup, il discerna son nom, et hoqueta de surprise. C'était son tour. Tâchant de prendre une inspiration, il s'avança avec raideur vers la personne qui venait de s'adresser à lui. Il était temps de se montrer courageux.

Le jour suivant la Fête des Orages était toujours le plus chargé. Puisqu'il s'agissait de la date d'anniversaire générale à Paris, les enfants gagnaient tous une année en même temps et arrivaient donc en nombre à l'âge fatidique de dix ans. Après une décennie de vie, les clans les jugeaient aptes à choisir leur mode de vie, c'était donc à partir de ce moment là qu'ils devenaient officiellement Soumis. Aujourd'hui, ils devraient donc annoncer leur choix et ceux acceptant de se soumettre subiraient le marquage. Cette année était un peu spéciale pour Noâ car il y avait dans ce groupe de gamins, un jeune garçon qui lui était particulièrement cher.

Observant d'un œil absent la gamine dont Roxanne s'occupait, elle vérifia ensuite la liste que lui tendait Aymeric et constata qu'il n'y avait plus que trois noms. Et Nuka était le suivant. Esquissant une moue mal à l'aise, elle ordonna au jeune homme d'aller le chercher et congédia la fille qui repartit vers ses parents en pleurant, son poignet bandé avec soin par Charly.

Quelques instants plus tard, le Secrétaire revient en compagnie du blondinet qu'il poussa gentiment vers la Seconde. Elle était accroupie devant un tabouret, une lame extrêmement bien aiguisée à la main. Elle venait d'essuyer le sang de la lame sur son débardeur taché et adressa un sourire doux à Nuka.

Approche.

La personne qui vient le chercher lui était presque inconnue. Il savait bien sûr que c'était le Secrétaire actuel du clan, mais il ne connaissait pratiquement rien sur lui. C'était un homme peu bavard qui ne se mélangeait pas beaucoup avec les autres Membres. Il n'avait pourtant pas l'air méchant et il le traita avec une certaine douceur. En arrivant à proximité de l'endroit où la soumission avait lieu, il fut pris de la furieuse envie de reculer. Mais la main d'Aymeric l'en empêchait et il se trouva bien obligé de continuer à marcher jusqu'à la Seconde. Elle lui souriait, tâchant sûrement de le rassurer, mais la seule chose qu'il remarqua fut le sang sur son dessus clair. Ses traits se décomposant, il essaya de ne pas pleurer et serra les poings.

Des yeux, il chercha Noâ et constata qu'elle n'était pas très loin. Si jamais il se jetait dans ses bras, personne n'aurait le temps de l'arrêter, ce serait trop soudain. Mais cela aurait des conséquences. Pourquoi tout était toujours si compliqué ?

En voyant la mine de Nuka, le cœur de Noâ se décomposa. Il était visiblement terrorisé par ce passage à l'acte et elle pouvait presque voir les larmes briller au fond de ses yeux. Résistant péniblement à l'envie de se lever, elle enfonça à la place ses ongles dans les accoudoirs du fauteuil sur lequel elle était installée, attaquant le cuir élimé. Il fallait qu'elle se reprenne et qu'elle en termine rapidement avec ce stupide événement, c'était le mieux qu'elle pouvait faire pour lui. Tâchant de maîtriser sa voix, elle lui posa donc la question fatidique.

As-tu fait ton choix ? Jaguar pour la vie ou Libre démuni ?

La question lui paraissait stupide, il était impossible que Nuka choisisse la vie dans les ruines plutôt que le confort du clan. Surtout que dans le second cas, ce serait une façon de la repousser maintenant qu'elle y pensait. Elle se prit soudainement à avoir peur. Et s'il décidait que rester ici ne valait pas la peine ?

Face à Noâ, il fut pris d'un nouveau tremblement. Elle paraissait tellement distante. Il avait la sensation de n'être qu'un Soumis parmi tant d'autres. Cette pensée l'acheva et il fondit en larmes au moment où elle commença à parler. Il mit du temps à comprendre ce qu'elle lui avait dit et il répondit d'une voix faiblarde sous les encouragements de Roxanne qui paraissait gênée de le voir aussi mal en point. Il devait sûrement être le plus pitoyable des gosses passés aujourd'hui.

Jaguar...

Il essuya ses yeux du poing, cherchant à se débarrasser de toutes ces larmes qui lui embuaient la vue, mais elles ne semblaient pas décidées à s'arrêter de couler.

Voir Nuka pleurer la déchira véritablement. C'était le genre de choses qui lui arrivait tellement rarement. Déjà tout petit, il avait développé un orgueil assez conséquent et il refusait de se montrer faible devant qui que ce soit - bien sûr cela finissait toujours pas arriver, il n'était qu'un enfant -, alors qu'il fonde en larmes de cette façon face à plusieurs personnes qui lui étaient inconnues pour la plupart était assez déroutant. Elle avait sous-estimé l'impact qu'avait la soumission sur le blondinet et elle se sentit coupable de ne pas l'avoir mieux préparé à ce qui l'attendait.

La réponse du jeune Soumis la rassura par contre beaucoup. Ouf, il voulait bel et bien rester chez les Jaguars. La suite pouvait donc s'enchaîner rapidement désormais.

Tu peux le marquer, Roxanne.

D'un tapotement sur le tabouret, la brune l'invita à s'asseoir. Elle se saisit ensuite de son poignet et s'appliqua à tracer la lettre pour ne pas faire traîner les choses. Une fois fait, Charly prit le garçon en main et désinfecta soigneusement la plaie avant de lui faire un bandage. Il fut ensuite écarté par un Membre, le môme suivant faisant déjà son entrée.

Le moment qu'il craignait était désormais venu. Les jambes flageolantes, il s'approcha de la Seconde et s'installa sur le tabouret qu'elle lui désignait. Il avait beau savoir que plus l'on se crispait, plus la douleur était forte, il fut bien incapable de détendre ses muscles. Les mâchoires serrées, il lutta contre le mal émanant de son poignet où un "J" était en train d'être tracé. Cela ne dura pas longtemps, mais la plaie à vif le faisait toujours autant souffrir. Complètement hagard, il se laissa emmener par l'Infirmier qui le soigna, le réconfortant par quelques paroles gentilles.

Lorsqu'il sortit du cercle, il l'aperçut dans la foule. Elle avait toujours été présente pour lui et sûrement plus présente que n'importe qui d'autre. A ses yeux Jude ne le trahirait jamais. La façon dont il la voyait était étrange. Depuis le début, il avait été parfaitement conscient du fait qu'elle n'était pas sa mère, mais au final c'était presque le cas non ? Les joues toujours mouillées de larmes, il s'approcha et passa les bras autour de sa taille pour enfouir son visage dans ses vêtements. C'était enfin terminé...

C'était le jour J, celui où Nuka devait choisir entre les Jaguars et l'abandon. S'il choisissait effectivement de rester ici, il serait marqué comme moi, comme nous tous. J'avais été marquée beaucoup plus tard, ce ne devait pas être facile pour un enfant. Mais c’était comme ça. Et Noâ devait y assister, elle devait posa La question, elle qui était la chef du clan. Ce devait être difficile pour elle, devoir demander cela à son fils et pourtant ne pas pouvoir le réconforter, ne pas pouvoir le prendre dans ses bras. Aux yeux des autres, il était un enfant comme un autre, ce n'était pas son fils. Et ça aussi, ça l'attristait.

Lorsque Nuka sortit enfin, j'attendais avec une certaine angoisse. Il était apeuré avant, et il pleurait à présent. Il se jeta dans mes bras et enfouit son visage dans mes vêtements. Je posai mes mains sur sa tête pour le rassurer avant de me baisser pour le prendre dans mes bras, serrant sa petite tête contre mon épaule.

« C'est fini. Tu as été très courageux ! Je suis fière de toi ! » lui dis-je d'une voix douce en caressant son dos.

Le simple fait d'être contre Jude fit redoubler ses pleurs. Il s'était contenu comme il le pouvait, faisant en sorte de ne pas geindre comme un bébé lorsqu'il était la source de toutes les attentions, mais il pouvait désormais se permettre bien plus de choses avec elle. Si la soumission lui avait fait peur et que sa marque toute fraîche lui faisait mal, il aurait pu ravaler ses larmes s'il n'y avait pas eu tous les éléments extérieurs. En temps normal, il se souciait moins du fait de ne pas être reconnu comme le fils de Noâ, mais, ici, c'était comme si elle avait nié devant tout le monde qu'elle était sa mère. Et ça, c'était d'une certaine façon la première fois. Il avait cru qu'en rejoignant de façon officielle les Jaguars, il deviendrait digne d'elle, mais il était visiblement loin du compte.

Au bout d'un moment, il finit par s'éloigner un peu pour pouvoir regarder Jude. Il chassa ses larmes du poing, puis lâcha enfin la question qui lui brûlait les lèvres.

Tu... Tu crois qu'un jour je serais assez bien pour être son fils ?

Nuka pleura un moment puis s'éloigna de moi en essuyant ses larmes du revers de la main. Il me regarda dans les yeux pour me demander si je pensais qu'un jour, il serait assez bien pour être le fils de Noâ.

« Tu n'as pas besoin d'être « assez bien » pour être son fils, Nuka. Sois toi-même, ne cherche pas à changer ce que tu es pour devenir « assez bien ». Tu es son fils quoi qu'il arrive, et je sais qu'elle est fière de toi depuis le début. Mais elle ne peut pas te le montrer, elle ne peut le montrer à personne... »

Cette situation m'attristait moi aussi, car je savais que tous les deux en souffraient. Ce qui me faisait souffrir moi aussi. Mais je savais également que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire, du moins pour l'instant. Nous devions tous prendre notre mal en patience.

« Ça lui fait du mal à elle aussi, tu sais... »

Incapable d'affronter une telle vision, Noâ ferma les yeux. Encore quelques instants et toute cette histoire serait enfin terminée. Lorsqu'elle les ré-ouvrit, un autre enfant s'approchait au côté d'Aymeric. Combien y en avait-il encore ? Serrant les doigts autour de l'accoudoir du fauteuil, elle résista à l'envie de partir immédiatement. Pourtant, elle ne pouvait pas se permettre un départ aussi précipité, il fallait qu'elle assume son rôle jusqu'au bout. Trois enfants passèrent encore en chouinant, puis, la foule se dissipa. C'était enfin fini ! Se levant d'un bond, elle ignora l'appel de son secrétaire qui souhaitait sûrement faire le point et chercha des yeux la tête blonde de Nuka. Elle le trouva finalement au côté de Jude, leur complicité lui sautant au visage comme un diable sortant de sa boîte. Une part d'elle était bien sûr heureuse qu'il soit si proche de sa sœur, cette dernière étant bien plus amène de lui procurer l'attention dont il avait besoin, mais l'autre restait amère. Plus il grandissait et moins elle supportait cette situation. Maintenant qu'il avait dix ans, elle repensait à la décision qu'elle avait prise à sa naissance et, si elle ne la regrettait pas, elle commençait à penser qu'il était temps de mettre un terme à cet éloignement.

Nuka.

Après un rapide regard autour d'elle pour vérifier que sa position n'était pas trop compromise, elle s'approcha d'eux, profitant de l'excuse que lui procurait la présence de Jude. Mal à l'aise, elle passa la main dans les cheveux de son fils pour les ébouriffer, lui adressant un piètre sourire.

Je... Hum... Je suis contente que tu sois devenu l'un des notre.

Décidément, elle ne savait vraiment pas comment s'y prendre.

Jude savait toujours trouver les mots pour le réconforter. Elle ne lui mentait pas et disait les choses simplement en cherchant à lui faire voir le bon côté. Il l'avait connu comme ça durant toute sa vie, elle n'était pas différente non plus avec les autres et cela l'étonnait. Même s'il ne l'avouait pas, sa tante était un mystère qu'il espérait bien pouvoir percer un jour. Il en était un peu de même avec sa mère, mais c'était encore une autre histoire. Dans les faits, il savait que Jude avait raison. On le bassinait avec sa sécurité et le fait que personne ne devait savoir depuis le jour où il avait été capable de comprendre le sens des mots qu'on lui glissait à l'oreille. Seulement, savoir ne rendait pas les choses plus faciles.

En entendant la voix de Noâ, il se tourna vivement vers elle et la fixa, espérant un instant qu'elle lui donnerait ce qu'il attendait depuis si longtemps. Il n'eut finalement droit qu'à une main passée dans les cheveux, un geste qu'elle aurait pu avoir pour n'importe quel gosse. Il accueillit ses paroles d'une moue amère et finit par lever un regard plein de colère et de déception vers elle.

Je m'en fiche d'être un Jaguar, moi je voulais juste être avec toi ! Mais y a toujours que ton clan qui t'intéresse, moi je passe toujours après !

Son énervement n'était pas le seul à parler, il était sincèrement persuadé qu'il était dans le vrai en disant cela. Sa mère était devenue une Jaguar un peu avant sa naissance et depuis elle avait investi tout son temps dans la cause du clan. S'il se fichait bien de ses raisons, il aurait aimé qu'au moins une fois elle admette que c'était la vérité.

J'ai plus envie de te voir, je rentre à la maison.

Et sur ces paroles tranchantes, il s'éloigna vivement sans un seul regard en arrière.

Noâ apparut et s'approcha de nous. Elle passa sa main dans les cheveux de son fils en lui disant qu'elle était contente qu'il soit devenu l'un des nôtres. Mais Nuka la repoussa d'un regard amère, affirmant qu'être un Jaguar ne l'intéressait pas : il avait fait tout ça pour être avec elle. Je comprenais sa position : il espérait ainsi pouvoir être plus proche, être reconnu par sa mère. Mais Noâ n'avait pas cette possibilité, elle devait cacher son lien maternel avec lui. Ce que je regrettais beaucoup, car, spectatrice, j'observais avec tristesse le mal que cela leur infligeait à tous les deux.

Nuka partit alors en courant, criant qu'il n'avait plus envie de la voir et qu'il rentrait à la maison. Me tournant vers Noâ, je tentai de la rassurer tout en lui disant le fond de ma pensée.

« Il t'aime quand même tu sais. »

Je m'approchai de ma sœur et posai ma main sur la sienne.

« Mais il ne comprend pas cette situation. Il aimerait tellement que tu lui témoignes un peu d'attention, que tu lui prouves que tu l'aimes, toi aussi. »

Je ne cessais de penser à une solution, quelque chose qui pourrait les rapprocher. Et récemment, une idée avait germé dans mon esprit, quelque chose qui pourrait être réalisable, si Noâ acceptait.

« Pourquoi ne pas passer un peu de temps avec lui loin des regards ? Tu pourrais l'emmener chasser, ou te promener près du lac. Tu peux t'y rendre seule et je te rejoindrais avec lui, comme ça personne ne sera au courant. Qu'en penses-tu ? Je crois qu'il a besoin de parler avec toi. Et tu as besoin de discuter avec lui aussi... »

A quoi s'était-elle attendue ? Les dents serrées sur sa lèvre inférieure, Noâ prit une brève inspiration en tâchant d'ignorer la petite voix au fond d'elle qui la traitait d'idiote. Dans les faits, elle n'avait pas tort : elle avait été idiote de croire qu'une telle approche allait arranger les choses ou faire ne serait-ce qu'un tout petit peu plaisir à Nuka. Après des années de silence et de sentiments voilés, ce n'était pas un demi-effort qui allait rétablir un contact sain. Face à la colère du blondinet, elle s'efforça de ne pas ciller. Seulement, elle fut incapable de détacher les yeux de sa silhouette qui s'éloignait et elle resta longuement silencieuse. Elle aurait dû pouvoir simplement le rattraper, lui demander de la pardonner et lui promettre que les choses changeraient à l'avenir, mais cela aurait été un mensonge et ils l'auraient tous les deux su. Et ils avaient depuis longtemps dépassés le stade des fausses promesses. Depuis trop longtemps déjà, ils n'étaient plus que des étrangers reliés par un lien de plus en plus mince.

La voix de Jude lui apparut lointaine et elle ne réagit qu'en sentant son contact sur sa main. Un peu perdue, elle tourna les yeux vers elle et l'écouta. L'emmener chasser ? Une promenade ? Noâ peinait à croire que les choses seraient si simples. Cela ne changerait après tout rien au problème principal, les choses seraient peut-être même plus difficiles s'ils apprenaient à se connaitre réellement. Mais d'un autre côté, les propositions étaient tentantes. Et si elle lui parlait de tout ça c'est qu'elle y avait donc longuement réfléchis en prenant en compte les risques. Elle le savait, elle pouvait avoir confiance en sa sœur, elle était après tout bien plus sage et réfléchie qu'elle. Plaçant sa paume sur la main de Jude, elle la serra un peu et esquissa un sourire.

- Une balade... C'est une bonne idée.

L'idée d'apprendre à chasser à Nuka lui paraissait plus intéressante, mais elle ne parvenait pas à visualiser son fils dans ce genre de contexte.

- Merci.

Noâ réfléchit quelques instants. C'est vrai que ce n'était pas une situation facile pour tous les deux. Elle répondit finalement qu'une balade pourrait être une bonne idée et finit par me remercier.

« Vous pourrez discuter tranquillement, Nuka et toi. De mère à fils. Je suis sûre que vous avez beaucoup de choses à vous dire. »

Je le savais : ils cherchaient tous les deux à se rapprocher de l'autre mais aucun n'y parvenait. Noâ ne pouvait pas être trop proche de Nuka sans éveiller les soupçons, et Nuka le savait aussi. Mais cette situation était tellement injuste ! Et maintenant que Nuka était un Soumis du clan, il était peut-être temps que tout cela change...

« Ça vous fera du bien à tous les deux. »

Beaucoup de choses à se dire... Noâ poussa un bref soupir. Bien sûr, il y avait tellement de détails qu'elle aurait aimé lui livrer. A commencer par lui parler de son père, de ce qu'ils avaient vécus, et de la raison qui l'avait poussée à partir. Il devait se poser des questions à ce sujet, après tout elle n'avait jamais abordé avec lui l'absence d'Adrian. Elle ne lui avait même jamais dit que c'était comme cela qu'il s'appelait et que, contrairement à ce qu'il aurait pu penser, il ne l'avait pas abandonné et il n'était pas juste un accident. Enfin si, elle n'avait jamais envisagé le fait de tomber enceinte, sûrement pas si jeune, mais elle était profondément amoureuse d'Adrian lorsque cela s'était passé. Peut-être l'était-elle même encore à l'heure actuelle.

- Est-ce qu'il... Est-ce qu'il t'a déjà parlé de son père ?

Penser à tout ça lui était étrange. Ces dernières années, elle n'avait guère eu le temps de ressasser son passé au côté de la Troupe. Il lui arrivait de penser à Adrian - comment aurait-il pu en être autrement ? -, mais elle savait pertinemment qu'elle se faisait du mal pour rien. Après tout, il était loin et c'était elle qui était partie. Elle l'avait même brutalement repoussé lorsqu'il avait essayé de la retrouver. A l'heure actuelle, lui devait sûrement l'avoir oublié dans tous les cas. Et après ce qu'elle lui avait fait, elle ne pouvait pas lui en vouloir. Même si cela la blessait, elle espérait même qu'il avait trouvé quelqu'un d'autre avec qui il était désormais heureux.

Noâ avait du mal à se faire à l'idée, je le voyais bien. Nuka et elle étaient trop éloignés à cause de ce secret qui devenait de plus en plus lourd. Parfois, j'avais envie de tout révéler pour qu'ils puissent enfin vivre et se considérer comme une vraie famille. Mais je ne pouvais pas, car je savais que ce n'était pas une bonne idée et que cette révélation aurait de lourdes conséquences.

Ma petite sœur me demanda alors si Nuka m'avait déjà parlé de son père. C'était la première fois qu'elle me questionnait sur le sujet.

« Il y fait parfois allusion, mais il ne m'a jamais posé directement la question. Je pense qu'il aimerait vraiment savoir qui il est mais qu'il essaie de ne pas le montrer. Il veut être fort. »

Et personnellement, je n'étais pas apte à lui répondre. Je savais que son père s'appelait Adrian et qu'il faisait partie de la Troupe de Virgo, mais je ne l'avais jamais rencontré et Noâ restait toujours assez évasive sur le sujet. Telle mère, tel fils...

« Mais je pense qu'un jour, il voudra en savoir plus. Et si personne ne lui en parle, il ira chercher lui-même les réponses... »

Ce qui pouvait être dangereux s'il était trop aveuglé par sa soif de savoir.

Noâ ne savait pas trop quoi penser de tout ça. Était-ce un bien ou un mal qu'il ne s'intéresse pas ouvertement à son père ? L'affirmation de Jude l'a fit pourtant doucement sourire. Il voulait être fort... Cela lui rappelait une certaine tête de pioche qui à son âge aussi avait nourri cette envie. Elle s'était néanmoins heurté à un mur bien trop dur qui avait bien faillit la mettre K.O, mais les circonstances étaient différentes. Tout était différent.

La suite s'avéra plus inquiétante. L'idée que Nuka puisse chercher à trouver les réponses qu'elle ne lui avait pas donné lui faisait peur. Encore plus peur que l'idée même de lui en parler, c'était dire.

- Il n'est pas au courant. Adrian ne sait rien alors comment pourrais-je en parler à Nuka ? Imagine que la Troupe revienne un jour et qu'il aille le voir. Je ne veux pas faire voler une nouvelle fois sa vie en éclats...

Cette histoire se complexifiait de plus en plus avec les années et elle savait, qu'un jour, elle ramasserait toutes les conséquences de ses non-dits. Et de son mensonge. S'il y avait bien des choses qu'elle n'avait pas dit, elle n'avait menti qu'une fois : à Adrian en lui disant qu'elle ne voulait plus de lui.

Je savais qu'Adrian n'était pas au courant pour Nuka, et que c'était donc en plus délicat de le dire à son fils. Car la Troupe reviendrait tôt ou tard ici.

« C'est risqué, c'est vrai. La Troupe va sûrement repasser d'ici quelques années. Mais Nuka sera plus grand. »

C'était à espérer. Notre petite tête préférée aurait grandi et muri, et il serait prêt à rencontrer son père. C'était important selon moi que la vérité éclate un jour ou l'autre. Quand Noâ se sentirait prête à l'assumer.

« Et un jour, tu devras le dire à Adrian aussi... »

Il avait lui aussi le droit de savoir. De tout savoir...

« Mais tu ne dois faire cela que lorsque tu te sentiras vraiment prête, et je vois bien que ce moment n'est pas encore arrivé. »

Mais il arrivera tôt ou tard, j'en étais sûre. Je continuai de sourire à ma sœur pour la rassurer. Sa situation n'était pas évidente du tout et elle avait besoin de soutien !

Quelques années... Pourquoi avait-elle la douloureuse impression que déjà trop d'années avaient passées et que le retour de la Troupe ne saurait plus tarder ? Depuis la Fête des Orages, elle avait cette curieuse appréhension de le fond du ventre. Un peu comme si son instinct cherchait à la mettre en garde. L'année serait riche en surprise. Elle ne serait assurément pas comme les précédentes. Néanmoins, il ne fallait pas qu'elle s'emballe. Peut-être que ce n'était qu'une impression après tout.

- Je l'espère. Et j'espère aussi que d'ici là j'aurais pu établir quelque chose de réel avec Nuka.

En l'état, si jamais Adrian devait revenir, elle n'aurait même pas trouvé étonnant que Nuka le choisisse lui. Il aurait été un père formidable. Et s'il n'avait pas changé, elle ne doutait pas du fait qu'il aurait eu tôt fait de tisser avec leur fils cette relation qu'elle était incapable de mettre en place. C'était idiot de craindre que Nuka s'attache plus à lui qu'à elle, mais c'était un sentiment qui la tenaillait. C'était aussi parfaitement injuste. Adrian avait autant de droit sur le blondinet qu'elle. Peut-être même plus au vu de la vie qu'elle lui avait offerte. Certes, il avait été à l'abri du danger et du besoin, et il avait joui de la présence de personnes qui l'aimaient, mais une mère il n'en avait pas vraiment eu une. Alors qu'un père, dès que l'intéressé serait au courant, il en aurait un solide, elle en était certaine.

- Parfois, je me demande si ce moment arrivera. Prête, je ne sais pas si je le serais un jour...

La politique de l'autruche était bien plus pratique à ce sujet. Noâ poussa un long soupir avant d'adresser un sourire mélancolique à sa sœur. Elle retrouva ensuite son sérieux. Cette parenthèse avait assez durée.

- Merci de m'avoir écouté. Tu devrais aller le rejoindre, il a besoin de toi. Et puis, j'ai encore à faire.

Le clan n'attendait pas et comme toujours en début d'année, elle avait du pain sur la planche.

Mes paroles avaient remonté le moral de Noâ, et j'étais contente de l'entendre être plus positive, même si elle était encore loin de pouvoir affirmer que tout irait bien avec Nuka dans le futur. Mais j'étais certaine que ça serait le cas. Elle doutait également du retour de la Troupe, mais de mémoire elle revenait toujours ici à un moment ou à un autre. Virgo venait d'ici, après tout.

- Noâ, tu seras prête, je n'ai aucun doute là-dessus.

Je savais que ma sœur était forte. Parfois, il lui fallait du temps pour se faire à l'idée de quelque chose, mais elle y parvenait toujours.

Elle me remercia de l'avoir écoutée et me confia que je devrais rejoindre Nuka car il avait besoin de moi. Et elle avait du travail. Je hochai la tête, elle avait raison.

- Toi aussi, tu avais besoin de moi. Tu sais que tu ne dois pas hésiter une seule seconde quand c'est le cas, je serai toujours là pour toi.

Je m'approchai d'elle et la serrai à nouveau dans mes bras. Puis, je m'éloignai en lui souhaitant un bon travail, partant en quête de mon neveu.