La nuit tombait doucement sur le campement des Libres. Dans la matinée, ils avaient reçus l'autorisation de s'installer à proximité du territoire des Dragons du Nord, jouissant ainsi d'un accès à une partie de leur zone boisée. Après quelques formalités d'usage et cadeaux offerts au clan, la grande tente chapiteau avait été montée et chacun avait appris à découvrir son nouvel environnement. Cela faisait après tout trois ans que la Troupe n'avait plus remis les pieds dans les ruines, certains n'avaient donc jamais eu l'occasion de connaître Paris. Autour du feu, la vie reprenait son cours. Pendant que certains s'activaient à préparer le repas, d'autres discutaient simplement en profitant de la chaleur. C'est dans cette ambiance bonne enfant qu'un coup de sifflet résonna. A l'entente du son, les voix se turent et plus personne n'esquissa un mouvement. Le campement avait été comme paralysé par ce bruit qui se répéta quelques secondes plus tard. Quittant son immobilité, Virgo se leva brusquement et attrapa sa carabine. Dans la Troupe, personne n'ignorait que deux coups de sifflet signifiaient que les sentinelles avaient repérées des personnes hostiles. Habituellement, personne n'osait les attaquer à Paris, mais il fallait visiblement rappeler aux rôdeurs qui ils étaient.

Jared, Diego, Jules et Callie, avec moi. Les autres, vous assurez la surveillance du camp.

Leurs techniques étaient bien rodées et ils se connaissaient tous suffisamment bien pour savoir comment réagiraient les autres. Enfin, à part peut-être Diego qui était l'élément imprévisible du groupe, mais il ferait son travail, c'était le principal. Ils s'éloignèrent ainsi sur quelques cinq cents mètres avant de découvrir l'un de leurs combattants blessé à la tête face à sept personnes équipées de barres de métal et d'armes de fortune. Sûrement des Libres qui avaient pensés pouvoir profiter de la faveur de la nuit pour les attaquer. Grave erreur.

Désolé, nous n'attendions pas de comité d'accueil.

Il allait falloir faire un peu de nettoyage avant le repas, juste de quoi leur ouvrir l'appétit...

La pique lancée par Virgo avait fait son petit effet. Il perçut un rire du côté de Diego, prémices de toute la violence qu'il allait déployé, les autres furent plus modérés, se contentant d'un sourire amusé, mais les ennemis,eux, furent bien plus démesurés. Sans l'ombre d'une hésitation, ils se lancèrent à l'attaque, mais l'avantage numérique ne faisait pas tout. Ils étaient désorganisés contrairement aux combattants de la Troupe qui réagirent de façon rapide et efficace. Épaulant son fusil, le leader tira deux coups pour arrêter la personne jouant le rôle de fer de lance. La première balle lui entailla l'épaule alors que l'autre lui entama le flanc. Des blessures douloureuses et un peu handicapantes, mais n'entamant en aucun cas le pronostic vital. Jared, Diego et Jules se concentrèrent plus sur du corps à corps, le premier blessant un homme au mollet, le second abattant sans une once de pitié sa machette sur le bras d'une fille, et enfin le troisième se contentant d'esquiver fluidement les coups. De son côté, Callie effectuait des tirs de couverture pour tenir deux types à distance.

Ceci sera notre premier et dernier avertissement. Si vous ne voulez pas mourir, disparaissez tant qu'il en est encore temps.

Virgo avait toujours pour habitude de laisser une chance à ses ennemis. Tuer ne lui était pas difficile, mais il préférait de loin voir les deux camps se séparer après quelques escarmouches. Cette fois-ci, il sentait néanmoins bien que ses paroles seraient vaines. Les Libres avaient dépassés les limites de la raison et auraient été bien incapables de faire demi-tour. De telles personnes seraient dangereuses dans Paris, les éliminer était donc une façon de remercier les clans pour leur hospitalité.

Qu'il en soit ainsi.

D'un signe de tête, il indiqua à ses hommes qu'ils devaient désormais frapper pour tuer. Le plus proprement possible bien entendu. Théoriquement, ils respecteraient tous cette consigne à l'exception du barbare blond qui avait déjà entrepris de sectionner la main de son adversaire. Poussant un soupir, Virgo l'abattit d'ailleurs d'une balle dans la tête pour éviter qu'il ne souffre d'avantage sous la machette de Diego.

La lutte était sanglante. Virgo avait une confiance totale en ses hommes, aussi, il ne leur adressait que quelques regards pour vérifier qu'aucun d'eux n'était réellement en difficulté. La Troupe avait pour habitude de combattre de façon coordonnée, chacun veillait sur son voisin, ou assurait les arrières de l'un de ses frères. C'était la raison même de la création du groupe, ils étaient une famille et s'entraidaient toujours. Passant sa carabine en bandoulière, il se lança au cœur du combat. Un premier coup de lame déchira la peau tannée du torse dévoilé de l'un des ennemis et le second plongea littéralement dans ses tripes. D'un mouvement du poignet, il fit remonter la pointe de sa dague vers la poitrine de son adversaire et l'acheva d'un coup ferme. Il ne prenait aucun plaisir à enlever la vie de ces pauvres bougres que la misère et le chaos avaient rendus fous, mais c'était eux ou la Troupe. Et il avait juré protection à tout ceux qui lui avait fait confiance.

La voix de Jared lui parvient alors qu'il était aux prises avec une femme famélique qui semblait si fragile qu'un coup de vent aussi pu la briser. Elle était néanmoins tenace, la force du désespoir sûrement. Enferma sa gorge dans une clé, il serra pour lui couper le souffle. La Libre ne se démonta pas et, avec le peu de force qu'il lui restait, elle chercha à refermer sa mâchoire sur sa peau. Ses dents ne traversèrent pourtant par le tissu des vêtements de l'homme qui plaçait la moitié de sa concentration sur les paroles de son compagnon. Comprenant l'urgence, il brisa d'un geste sec la nuque de la jeune femme dont il déposa doucement le corps à terre. Il aimait encore moins éliminer les personnes comme elle. Expirant bruyamment, il se reprit et rejoignit le jeune homme.

Aides moi à le porter, on l'évacue.

Il saisit le bras du blessé et le passa en travers de ses épaules, son autre membre allant entourer sa taille pour le soutenir. Une fois que Jared en eu fait de même, il donna ses ordres aux alliés restant tout en se mettant en route.

Terminez proprement le nettoyage et revenez au camp. Diego, tu prends la place de la sentinelle pour le reste de son tour de garde.

L'état du jeune homme inquiétait beaucoup Virgo. Il avait été bien plus amoché qu'il ne le pensait au départ. La soigneuse de la Troupe n'était pas mauvaise, mais elle manquait encore d'expérience, son prédécesseur n'avait pas eu assez de temps pour la former. Elle ne pourrait sûrement rien pour le blessé, par contre, il y avait à Paris des gens bien plus compétents.

Il faut qu'on l'emmène à l'hôpital. Si les Infirmiers sont présents, ils pourront sûrement l'aider. Il aurait été plus rapide de demander à celui du clan qui nous accueille, mais les Dragons ont déjà été forts généreux. Je crains que quémander leur aide ne nous apportera rien de bon.

Il aurait voulu pourtant, mais il devait garder une vision globale des choses. Il n'y avait donc plus qu'à espérer que ce pauvre bougre tienne le coup. Les paroles de Jared ne le surprirent pas vraiment. Il n'avait pas tort, mais ses méthodes étaient un peu trop franches. Il ne fallait pas oublier qu'ils étaient ici en terrain conquis et qu'il y avait des règles à observer.

Nous ne pouvons pas nous imposer de façon trop brutale, ce serait risquer d'offusquer nos hôtes, mais il existe des méthodes plus diplomatiques. Avant toute chose, nous avons besoin de récolter des informations. D'accord, les âmes errants dans ces ruines ne nous connaissent pas, mais leur comportement est anormal. Il doit sûrement se passer quelque chose. Demain, je demanderais une audience auprès des quatre Chefs de clan, ils pourront nous en dire plus.

Le campement était désormais en vue. Le trio fut accueillit par quelques personnes paniquées, la soigneuse se précipitant immédiatement vers eux.

Le buggy, nous devons aller dans le centre-neutre.

En moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire, le véhicule fut avancé et le blessé chargé à l'intérieur. Prenant place derrière le volant, Virgo indiqua au jeune homme la place arrière pour qu'il soutienne la sentinelle le temps du voyage qui promettait d'être mouvementé. Une fois que tout le monde eut embarqué, il démarra sur les chapeaux de roue, empruntant des chemins dégagés par le passé qu'il espérait toujours en l'état. Heureusement, Paris n'était pas plus amochée et il n'y eut guère d'encombres sur la route. Il se gara donc devant le bâtiment encore entier qui était utilisé comme hôpital et sauta hors du buggy pour reprendre son passager.

Tiens le coup, mon gars !

Alors qu'il le tenait contre lui, Virgo se fit la réflexion que le corps de Marcus lui paraissait  bien frêle. Ce n'était qu'un gosse qui s'était fait fauché par des fous furieux et il espérait sincèrement qu'il s'en sortirait. Au fond de lui, l'homme s'en voulait terriblement. Certes, l'adolescent avait été formé au combat et il s'était montré assez doué, mais il n'était sûrement pas prêt à affronter les conditions d'un affrontement réel dans les ruines de cette ville devenue infernale. Mais qu'avait-il bien pu se passer durant l'absence de la Troupe pour que les choses dégénèrent de cette façon ? Cette question ne cessait de tourner dans son esprit et il eut bien du mal à la chasser lorsque le brancard portant le corps de Marcus disparu derrière les portes de l'hôpital. Les paroles de Jared le sortirent pourtant du cercle vicieux dans lequel il s'enfonçait. Poussant un soupir las, le leader fit l'effort de détendre ses poings crispés et se tourna vers son combattant.

J'ai beau l'espérer, une part de moi peine à le croire. S'ils avaient eu une solution, ne crois-tu pas qu'ils auraient déjà agit pour le bien collectif ?

Alors qu'il scrutait sa main couverte du sang de Marcus, Virgo se rendit soudain compte que son comportement devait avoir quelque chose d'incohérent pour Jared. Pourtant, il était aujourd'hui trop fatigué pour réagir autrement. Il ne s'agissait pas de fatigue physique, l'homme ayant encore des ressources malgré son âge, mais bien d'un épuisement psychologique. Heureusement qu'il était en présence de l'un de ses plus vieux protégés, sa soudaine faiblesse serait donc probablement excusée. Se redressant, il posa brièvement la paume sur l'épaule du jeune homme et lui proposa de le suivre à l'intérieur pour attendre le verdict des médecins.

◈ ◈ ◈

Un temps indéfinissable s'écoula avant que quelqu'un ne revienne vers eux. A la mine soucieuse du soigneur, Virgo comprit immédiatement que le constat n'était pas glorieux. Au mieux, Marcus souffrirait d'un handicap à vie, au pire il n'était déjà plus de ce monde. Sa main tressauta un peu lorsque l'homme se mit à parler, lâchant sa bombe dans un souffle.

Il est mort, nous n'avons rien pu faire.

Mort. Les yeux du leader se fermèrent quelques instants et il se massa les paupières durant quelques secondes, expirant doucement l'air qu'il avait dans les poumons. L'image du sourire de ce pauvre gosse hantait son esprit et il eut bien du mal à reprendre le dessus pour s'adresser à son interlocuteur.

Merci pour votre travail.

Il hésita à lui serrer la main, mais se souvint qu'elle était encore rouge de sang. Il se contenta donc d'un signe poli de la tête et sortit, la tête basse. Ce n'est qu'une fois dehors, lorsqu'il se retrouva devant le buggy qu'il laissa éclater un cri de frustration, son poing allant frapper l'arrière du véhicule. C'était trop injuste !