Laz tremblait. Du haut de ses quatorze ans, il ne faisait pas le fier au milieu de ce capharnaüm dans lequel nous avions atterris. Nous avions découvert ce lieu à peine quelques nuits plus tôt après avoir été guidés par les témoignages d'autres voyageurs. Arriver dans les ruines avait été une épreuve en soi. La route avait été particulièrement longue et je pense que Laz avait cru que nous serions saufs ici. Il avait eu tort. L'ambiance qui régnait était lourde et le danger rôdait en permanence sous la forme de gens plus agressifs que ceux que nous avions croisés pendant notre voyage. Généralement, on prenait pitié des gosses que nous étions - à quelques exceptions près -, mais ici les règles semblaient différentes. Un ordre était pourtant clairement établi d'après Laz, mais je ne comprenais pas bien tout ce qu'il tentait de m'expliquer. J'avais déjà eu bien du mal à m'adapter au concept de la civilisation. De la foule aussi. Jusqu'ici, nous n'avions jamais croisés de groupes de plus d'une quinzaine de personnes. Un fois, nous avions logés dans un campement moins précaire que mon frère avait préféré quitter le plus vite possible. Il ne faisait pas confiance aux gens et moi non plus par extension. Alors, être ici, avec tous ces adultes me rendait peureuse. Je resserrais un peu plus ma poigne autour du pull de Laz, trop fière pour lui tenir la main.

- C'est quoi encore ici ?
- Un endroit où on soigne les gens. Je crois...
- Pourquoi on est là ? Je croyais qu'il ne fallait pas se rapprocher des endroits où il y a beaucoup de gens.

Le nombre était le danger, c'était assez simple à comprendre. Je comprenais donc difficilement ce changement quelques jours à peine après cette leçon qu'il m'avait apprise. Je relevais les yeux vers mon frère pour constater que son visage avait encore perdu de la couleur. Il suait abondement, quelque chose que je n'avais encore jamais vu. Conscient de mon trouble, il leva une main pour la poser sur ma tête et m'ébouriffa les cheveux avec moins de vigueur qu'à l'accoutumé. Il exhala difficilement et se décida finalement à répondre. Il savait pertinemment que mes questions nécessitaient toujours des réponses.

- Tu te souviens quand je t'ai dit de te cacher hier ?

Un hochement de tête en guise de réponse.

- C'est parce que des méchants s'approchaient. Ils voulaient notre nourriture. Ils m'ont fait du mal et maintenant j'ai besoin d'être soigné.
- Mais pourquoi tu fais pas un bandage comme quand je me suis ouvert la jambe ?
- C'est un petit peu plus grave, Microbe. En plus, ici, ils ont des supers bandages qui guérissent beaucoup plus vite.

Ça semblait plutôt logique. Laz releva les yeux et déglutit difficilement avant de nous faire avancer vers les adultes. Il avait toujours une main plaquée sur son estomac, là où son vêtement semblait trempé. Quand il arriva enfin à la hauteur d'une femme et commença à lui parler, je me contentais de les écouter d'une oreille tout en observant mon nouvel entourage. C'était grand. Tout semblait aussi en meilleur état qu'à l'extérieur. En fait, c'était la première fois que je rentrais dans un bâtiment qui semblait entier. C'était une sensation étrange que d'avoir toute ce béton au-dessus de sa tête. Laz attira mon attention et je levais à nouveau le regard vers lui. La femme nous avait dit de la suivre, mais il ne semblait pas de cet avis.

- Je veux que tu restes ici. Tu restes assise sur le banc là-bas et tu ne bouges pas avant que je ne revienne.
- D'accord.
- Je suis sérieux, Gaëlle. Tu ne bouges pas.
- Non, non.

Il me jaugea une seconde, essayant de deviner si je disais la vérité, mais j'avais bien compris l'importance d'obéir pour une fois. Il sortit de notre sac à dos quelques matériaux - un peu de corde et du métal - et me les donna en guise d'occupation. Je les attrapais avidement et, désormais plus trop dérangée par l'ordre contraignant, j'allais me poser à cheval sur le banc avec mes trésors. Laz disparu après un dernier regard que je ne captais pas et se permit enfin d'exprimer toute la souffrance qu'il ressentait alors qu'il pénétrait dans une pièce au fond du couloir. Totalement inconsciente, je préférais m'occuper de la construction de n'importe quelle idée se développant dans ma tête. Certes, les gens étaient encore un problème, mais personne n'avait vraiment l'air de faire attention à moi et je n'avais de toute façon pas pour habitude de réellement répondre quand on me parlait. Qui aurait bien pu s'intéresser à une gamine de sept ans au milieu de tout ça ?

Se perdre était beaucoup trop facile. Surtout avec mon bric-à-brac dans les mains. C'était quelque chose qui effrayait beaucoup Laz maintenant que nous étions en ville. Il n'aimait pas me voir dans la lune alors que tant de dangers régnaient autour de nous. Des dangers, il y en avait aussi eu tout le long de notre route, mais ils étaient ici beaucoup plus concentrés comme il l'expliquait si bien. J'avais compris l'importance de faire attention à mon environnement, mais la pratique était un peu plus compliquée. En plus, c'était lui qui m'avait donné tout ça pour m'occuper, il aurait dû savoir ce qui finirait par se passer. Si jamais il m'arrivait des bricoles, ce serait donc la faute de mon frère. Voilà ! Il ne serait probablement pas de cet avis lorsqu'il reviendrait, mais, comme il était facile de perdre le fil dans ce monde, il était tout aussi facile de ne pas s'intéresser à l'avis de Laz.

Ce qui devait arriver arriva donc. Quelqu'un s'était approché et avait même parlé. Il me fallut une seconde pour comprendre qu'on s'adressait à moi, bien trop prise que j'étais par ma construction. A vrai dire, il fallut un peu d'insistance et une seconde question. Je redressais lentement la tête, un peu perturbée d'être le centre de l'attention de quelqu'un. C'était une autre fillette à peine plus jeune, toute blonde comme moi. Qu'est-ce qu'elle voulait ? Ah oui.

- Nope.

Pas de papa, ni de maman pour moi. Un jour, il y avait bien eu des gens comme ça, mais ils étaient morts en montagne et maintenant ils étaient presque oubliés. C'était seulement parce que Laz en parlait parfois quand il se réveillait en sursaut d'un cauchemar que je savais encore des choses à leur propos.

- J'essaye de faire un piège. Pour les rats. Mais Laz m'a pas donné assez de trucs.

Une curiosité aussi directe était étrange pour moi. Habituellement, les gens ne s'approchaient pas aussi facilement. En même temps, je n'avais pas vu beaucoup d'enfants jusqu'ici et c'était la première fois que j'en croisais un ayant vécu dans cet endroit bizarre. Peut-être que ça rendait différent de grandir ici, comme ça affectait ceux qui nous avaient attaqués.

- Et toi, t'en as ? Ça sert à quoi ?

Je n'étais pas certaine de l'utilité d'avoir des parents. J'avais un Laz et ça me suffisait. Tout le monde ne pouvait pas en avoir un. C'était ici une supposition, mais ça me semblait plutôt correct et ça expliquait sûrement pourquoi pleins de gens avaient des parents à la place.

Le trouble de la fille à la mention des rats m'échappa complètement. Et même si je l'avais remarqué, pas sûre que je l'aurais compris. Des rats, il y en avait partout. Des gros, des petits, des qui vivaient dans des maisons abandonnées, dans les villes fantômes, et d'autres qui préféraient les zones naturelles. Les rongeurs, c'était la base de notre alimentation à Laz et à moi. Et ça tombait bien parce qu'il pensait qu'on en trouverait énormément ici. J'en avais déjà aperçu un, il était gros et gras. Un comme ça, je n'en avais jamais vu. Il m'avait mis l'eau à la bouche et j'avais été déçue qu'on ne puisse pas le chasser.

Une information dans son discours attira soudain mon attention. Comme je le pensais, les parents, ce n'était pas super utiles sauf pour une chose visiblement. J'abandonnais mon travail et remettais mes jambes du même côté du banc pour pouvoir faire face à la fillette.

- Tu sais lire ? Mais c'est un truc de vieux. J'ai jamais croisé un enfant qui savait lire. Ça doit être cool. Même si je sais pas trop ce que je pourrais lire.

En fait, Laz connaissait bien quelques lettres, mais il n'allait pas loin avec ça. On ne savait même pas comment pouvait bien s'écrire nos prénoms. Pas que ça changeait vraiment quelque chose. L'important, c'était de savoir les prononcer. Enfin, je disais ça, mais je ne savais pas prononcer celui de mon frère. Peut-être que je le pourrais maintenant, mais avant non, et aujourd'hui ça me semblait stupide de l'appeler autrement que Laz. Je fus surprise de voir de la nourriture apparaître devant moi. Enfin, je supposais que c'était ça puisqu'elle m'avait demandé si j'avais faim. Qu'est-ce que c'était que ce truc ? Mon estomac me disait d'avaler en vitesse cette apparition divine avant qu'elle ne me soit retirée, mais j'étais méfiante de cette drôle de chose. Ça ne ressemblait pas du tout à mes repas habituels. Je fixais encore un instant la nourriture avant de relever la tête vers elle, les yeux plissés avec suspicion.

- C'est quoi ce truc ? Et puis, tu veux quoi en échange ?

Qu'est-ce que j'avais dit encore ? Laz disait que j'avais un certain talent pour vexer les autres, mais je ne comprenais pas comment il pouvait le savoir vu que nous n'avions jamais eu beaucoup de relations. Et pourtant, cette fillette avait visiblement peu apprécié une part de mon discours. Si j'avais eu une once d'empathie, j'aurais cherché à comprendre le pourquoi, mais en fait je m'en moquais. L'important, c'était qu'elle continuait à me parler. Si elle vivait mal un truc, c'était son problème au fond.

- Avoir froid, c'est pas agréable. A quoi ça sert d'avoir un livre si tu as plus de doigts pour le tenir ? Ou que tu meurs ? C'est facile de dire ça quand on est à l'abri.

Je n'aurais jamais cru avoir la fierté Libre ou me sentir agressée par la déclaration de la blonde, mais c'était le cas. Il y avait des nuits ou même serrée tout contre Laz, je claquais des dents. Et je n'aurais pas dit non à un livre à brûler à ce moment là. Ce petit coup d'humeur fut bien vite oublié grâce à la nourriture. J'étais plutôt frivole, surtout quand on parlait de quelque chose de bon à manger. Et d'après elle, bon, ça l'était. Ce fameux sandwich était un vrai mystère pour moi, mais c'était vrai que ça n'avait pas l'air mauvais. Note que quand on avait mangé du rat cru, tout était bon à côté.

- C'est bizarre... Ne pas avoir faim.

C'était bien un principe que je ne connaissais pas du tout. J'avais toujours faim pour ma part. Alors quand elle fit sa demande de contre-partie, j'acceptais directement. Franchement, ce n'était rien du tout en comparaison. Je m'empressais d'attraper le sandwich et mordit un coup dedans, gémissant de plaisir sous toutes ses saveurs inconnues. Il y en avait tellement. Le tout formait un agréable mélange, mais chaque partie devait aussi individuellement être délicieuse. La ville réservait vraiment de bonnes surprises. La bouche toujours pleine, je commençais à énoncer tous les détails qui me passaient par la tête.

- C'est grand. On ne croise pas beaucoup de gens. Plus souvent des animaux. J'en ai vu des plus grands que moi, mais je sais pas trop ce que c'était. On a vu une fois des gens tuer une bête énorme. Ils nous ont donnés un peu de sa fourrure pour qu'on ait plus chaud. Ce truc pue, mais c'est vrai que ça aidait quand il faisait froid. Le paysage est beaucoup plus diversifié. C'est pas comme ici où il y a que des... Comment vous appelez ça ? Les grands bâtiments... Bref, il y en a beaucoup moins. Il y a des endroits avec des arbres. Puis des rivières. Mais parfois c'est aussi tout vide. Juste de la poussière, du sable et des trous pendant des jours de marche.