Le roi des Aigles

Mes mains glacées tremblaient encore lorsque je me suis faufilée dans la chambre de Kim. J’avais eu si froid, dehors, à ramasser les morceaux de glace. J’avais serré la machoire pour ne rien laisser paraître aux yeux de Enzo, déjà qu’il devait trainer mon sac en plus du sien, mais j’avais eu froid et j'en arrivais presque à regretter les journées torrides de la saison aride.  La tâche de cueillette était utile pour tous nos guerriers, entre autre, pour leur apporter de l’eau potable ou de la glace en cas de blessure. S’ils risquaient leur vie pour protéger la mienne, qu'était-ce que cette petite journée de froid pour les appuyer?  Harassée, je me rendais compte de mon inaptitude pour les activités physiques. Mon corps me suppliait de m’allonger et de me reposer, au chaud. La chambre de Kim s’est manifestée d'elle-même à mon esprit, à l’instar d’une entité propre. La quiétude qui m’avait habitée lors de mon petit passage, quelques jours plus tôt, et la sieste qui s’en était suivi me donnaient particulièrement envie. Je me suis donc mise en route vers l’infirmerie, appelée par une force plus grande que moi.

Une fois de plus, je m’allongeais contre le corps de mon chef, le roi des Aigles, le regard absorbé par l'éclat mordoré de sa peau. Ils étaient nombreux à l’est, à posséder une peau aussi fine. Je lui souriais tout en levant ma main vers on visage, sans le toucher toutefois. Au fond de nous, en depit de la couleur de notre peau, de notre taille, de notre clan ou de notre beauté respective, nous étions tous identiques : profondément humains.

- Notre chef nous manque, Kim. Même si nous ne le savons pas tous, pas encore…

Je rassemblais mes genoux contre ma poitrine, recroquevillée à ses côtés. Il était si paisible que je l'enviais presque. Il n'avait pas vu ses membres se quereller pour une bagatelle, à l'arène, l’avant-veille. Il n’avait pas eu vent des gestes atroces que certains avaient oser commettre sur des soumises. Je jalousais son innocence, sans méchanceté, m'imaginant combien il devait être bien dans sa douce naïveté.  Coupé du monde. Comme un enfant.

- Ils ont besoin de croire, tu sais…? Ils ont besoin de croire en quelque chose. Quelque chose pour après. Parce que ça ne peut pas s'arrêter comme ça, par une page noire comme lorsque nous fermons les yeux. Ce serait incroyablement triste, ne crois-tu pas? Alors ils doivent croire que cette vie difficile, cruelle et sanglante possède un sens qui peut résonner dans l'éternité, dans l'après-vie. Tu devras peut-être  les entraîner vers des traditions plus vieilles que nous.. leur montrer qu’il y a bel et bien eut un avant, afin qu’ils croient en leur après. Ce chemin pourrait être notre identité, car elle nous fait défaut, en ce moment.

La vérité était que nous perdions trop souvent et trop simplement des vies. Là-haut , au nord, ils étaient plus forts que nous. Tout au Sud, ils étaient plus conviviaux et chaleureux. Et à l’Ouest, il était question de petits génies, des amazones vénéneuses. Il n’y avait que nous, à l’Est, à évoluer sans réputation pour nous couvrir, autre que celles des femmes soumises. Ils ne semblaient retenir que ça, ailleurs, dans les ruines. Le fait que les femmes, dans l’Est, n’avaient pas cette chance incroyable de mourir au bout de leur sang, dans un combat. La majorité d’entre nous, pour ne pas dire la presque totalité d’entre nous, pourtant, appréciaient ce schéma et ne se voyaient pas moins utiles pour le clan.

- Je peux t’appuyer et t’aider, si tu le désires. Je peux leur expliquer mes croyances, les guider dans leur spiritualité. Je peux tenter de lire notre avenir.  ...Je peux.

Je me suis tus, le temps d’essuyer un bâillement du revers de ma main. Au fil de mon monologue, aussi bref pouvait-il être, la fatigue me rattrapait. Mes yeux étaient désormais fermés, me coupant de l’éclat si particulier de la peau de Kim. Malgré tout, il y avait cette chaleur, comme lors de notre première rencontre, sur ce même lit, quelques jours plus tôt.

- Je pourrais t’aider à dénicher des rôles plus consistants pour les femmes, sans les mettre en danger. Je pourrais tellement, si tu savais… Si tu savais ce que je pourrais faire, pour les Aigles. Mais pour tout ça, tu dois revenir auprès des tiens. Et chasser l'usurpateur qui tient ton rôle.

Sous un sourire fin, j’ai terminé cet échange à sens unique. Il y avait peu de chance que Kim m’entende, de là où il était, mais il y avait quelque chose de réconfortant et de libérateur, de se confier de la sorte. Il ne pouvait pas me juger sur mes croyances ni me contredire sur ce rôle qu’adoptait les femmes, ce rôle prêt à évoluer tout en se gardant loin de la mêlée des batailles. Je savais que je ne pouvais pas rester indéfiniment dans cette chambre, que tôt ou tard, une soigneuse allait remarquer que j’utilisais cette pièce comme aire de repos, loin de l’activité du clan. Pour le moment, ils étaient sans doute tous trop affairés à ranger la glace pour surveiller la chambre de Kim. Je me permettais donc encore quelques minutes. Puis encore quelques minutes. Il était tard, lorsque j'ai enfin quitté sa chambre pour devoir m'expliquer avec la sentinelle postée devant sa porte.