Le soleil était désagréablement haut dans le ciel. Il répandait ses rayons partout sur le territoire, déployant les ombres d'une façon trompeuse. C'était tout ce que Thalia détestait. La sueur coulait abondamment dans le creux de son dos et la main qu'elle avait fermée autour d'une longue-vue était poisseuse. La chaleur n'était pourtant pas le plus dérangeant. Subir les éléments, elle le pouvait. Thalia avait été formée pour ça. Un espion devait être capable de conserver une position inconfortable durant un long moment pour ne pas se faire repérer. Il devait faire fi des douleurs, de la chaleur et du froid. Les crampes, les coups de soleil, les engelures ne devaient devenir que des détails, de petits obstacles à affronter. L'équipe des espions avait beau être moins bien positionnée que les fines lames ou les tireurs des élites, mais chaque spécialiste avait son lot d'épreuves à traverser et un entraînement tout aussi rigoureux était demandé. Si pas plus, parfois. Longtemps, Thalia avait cru comme les autres qu'ils n'étaient pas si impressionnants que ça, mais son avis avait changé quelques saisons après qu'elle les ait rejoint. Cela avait pris du temps, mais elle était maintenant fière d'être une espionne en course pour une position officielle. Mais nous nous égarions. Le pire avec le soleil, ce n'était donc pas la chaleur, mais bien sa lumière. Le soleil était trompeur. Haut comme il était, il pouvait aisément étirer bien trop l'ombre de la blonde dans la rue et ruiner son plan. Elle s'était donc appliquée à bien choisir sa position et depuis elle n'avait plus bougé. C'était il y a deux heures de cela.

Aujourd'hui, Thalia n'était pas au cœur d'un entraînement quelconque. Elle menait l'enquête. Les trois premiers numéros de l'équipe avaient été promus et plutôt que de participer aux entraînements spécialisés, ils se rendaient sur le terrain. Autour de cette affaire, rien n'était clair. Commander n'avait dévoilée aucune information. On ne savait pas combien de temps cela durerait, ni pourquoi ils étaient séparés des autres. Dans un premier temps, Thalia avait essayé de parler aux principaux concernés, mais elle s'était heurtée à un mur. Elle avait donc vite mis ses tentatives naïves de côté. Si elle voulait des informations, elle allait devoir les arracher comme elle savait si bien le faire. Ainsi avait donc commencé son enquête. Cela faisait déjà quelques jours qu'elle avait commencé à étudier les habitudes des trois premiers. Des habitudes, ils n'auraient pas dû en avoir comme Commander le leur avait appris, mais Théodore, le numéro deux, échappait à cette règle. Il se pliait presque complètement à ce commandement, sauf pour un petit détail. Tous les jours, il rejoignait sa petite amie dans cette rue pour quelques baisers chauffés pendant sa pause. Le plan était donc de profiter de cette habitude pour commencer à filer Théodore et tenter d'en apprendre plus. Et après ça, on voudrait me faire croire que l'amour n'est pas une faiblesse. L'amour, Thalia l'avait connu. Elle s'était pourtant vite rendue compte que cela rendait particulièrement idiot. Sa fierté en avait aussi pris un coup quand elle avait appris que l'objet de son affection ne passait du temps avec elle qu'à cause de sa position. Et puis, il y avait cet autre amour (bien différent) qui l'avait trahi. L'amour fraternel. Icare, elle l'avait aimé de tout son cœur et la déchirure avait été d'autant plus brutale. La trahison avait un goût si amer dans sa bouche parce qu'elle l'aimait. Il était par le passé la personne en qui elle avait le plus confiance, son rayon de soleil, mais tout ça ne l'avait pas empêché de la trahir. Il lui avait volé ce qu'elle convoitait le plus et pour ça elle n'arrivait pas à lui pardonner. Pourtant, Thalia avait finalement admis désormais que ce n'était pas complètement de la faute d'Icare. Mais la blessure était trop profonde et l'habitude de le haïr si ancrée en elle qu'elle ne voulait pas faire marche arrière. Elle ne le pouvait tout simplement pas.

En voyant l'ombre de sa cible s'approcher, Thalia domestiqua son esprit fuyant. Mais à quoi pensait-elle ? Elle était en mission, ce n'était vraiment pas le moment de penser à tout ça ! Elle déploya sa longue-vue améliorée (elle avait pris soin de la couvrir de cendres et de fixer une lentille mâte pour ne pas que le soleil s'y reflète) et jeta un coup d’œil à l'échange en contre-bas. Bien vite, elle choisit de redonner de l'intimité au couple. Pas pour eux, elle se fichait d'eux, mais pour la santé de ses pauvres yeux. Elle grimaçait rien que d'y penser. Elle resta néanmoins aux aguets, l’œil collé à un trou dans le mur à les observer de loin. Il n'aurait pas fallu qu'elle rate le départ de Théodore.

Un long moment passa. Le recoin dans lequel elle s'était cachée commençait à se faire vraiment inconfortable et elle pouvait sentir ses jambes trembler à cause des contractions. Heureusement, le spécialiste était enfin sur le départ. Prudemment, elle se glissa hors de sa cachette et atterrit tout en douceur au sol. Elle prit une seconde pour chasser l'impression désagréable dans ses jambes avant de se déplacer comme une ombre, de façade en façade, pour suivre sa cible. Sa discrétion avait toujours été sa meilleure arme. Elle était un fantôme. Tout le contraire de son jumeau. Depuis l'enfance, ils étaient si différents. Elle était lunaire, que ce soit de caractère ou de corps. Elle passait plus facilement inaperçue et se fondait dans la masse. Cette capacité, elle l'avait combattue pendant des années, trop désireuse de briller, avant d'accepter le cadeau qui lui avait été donné. Il n'était pas rare maintenant qu'on ne calcule même pas son existence dans un groupe ou qu'on ne se souvienne pas de sa présence par la suite. L'avantage de l'entraînement était qu'elle avait pu faire de ce détail un choix. Cela l'avait aidée à mieux l'accepter. Ne plus être dépendante de son talent avait aidé à réparer un ego fragilisé. Il l'avait aussi fait grossir un peu, mais elle était une dragonne après tout. L'ego était leur marque de fabrique.

Théodore se déplaçait vite, mais il ralentit quand il fut rejoint par quelqu'un. Au début, Thalia ne le reconnu pas à cause du soleil, mais elle comprit qu'elle était chanceuse en s'approchant un peu. Une autre personne du trio de tête. Peut-être arriverait-elle enfin à savoir quelque chose, le tout avant même d'être en retard à l'entraînement. Ils s'arrêtèrent en arrivant aux frontières du territoire et elle se retrouva face à un dilemme. Là où elle était, elle n'était pas sûre de pouvoir tout entendre, mais la zone était plus dégagée. Après une courte réflexion, elle choisit de ramper entre les débris et se camoufla sous l'épave d'une voiture.

— T'as entendu ça ?

Thalia gela et retient aussitôt son souffle. Son couteau avait à peine teinté contre une pièce de métal, mais le numéro un l'avait entendu. Il n'était pas si bien classé pour rien et elle s'en voulu d'avoir fait une telle erreur.

— Probablement juste un rat.

Il y eut un silence particulièrement lourd. Sous l'épave, Thalia restait parfaitement immobile. Elle avait régulé sa respiration et les battements de son coeur pour éviter d'être assourdie par les pulsations du sang dans ses tempes. L'oreille tendue, elle attendit.

— Tu dois avoir raison. Tout ça me stresse. Être sur le terrain est plus dur que je ne le pensais. Les vipères sont au taquet.
— M'en parle pas. C'est pas mieux chez les aigles depuis qu'ils n'ont plus de chef. Kiara a de la chance d'avoir tiré les jaguars. J'aurais été peinard chez eux.
— Pas sûr. Ils ont une sacrée dent contre nous depuis la rébellion. Ça doit être beaucoup de boulot d'entrer sur leur territoire.

Pourquoi était-ce Kiara qui avait été envoyée chez les jaguars ? Thalia se sentait trahie. Elle connaissait bien mieux ce clan qu'elle. Après tout, elle était là-bas la nuit de la rébellion. Elle connaissait aussi pleins de choses sur eux après la mission de surveillance secrète que lui avait confié Samuel. Un jour, je vais descendre cette idiote ! Kiara était une rivale en soi, mais une rivale que Thalia ne respectait pas. Elle la haïssait bien trop pour ça. Bien sûr, elle voyait ses capacités, mais elle pouvait pas s'admettre inférieure à elle.

— J'aimerais quand même bien savoir ce que foutent les espions. On entends plus jamais parlé d'eux. M'enfin. Il faut y aller. A plus, mon vieux.

Thalia revu bien vite ses priorités. Ecouter cette discussion lui avait permis d'en apprendre un peu plus. Un détail avait surtout marqué son attention : même les trois premiers ne savaient pas ce qu'il se tramait dans la ville. L'affaire devait donc être bien plus grave qu'elle ne l'avait imaginé. Elle attendit un petit temps sous la voiture jusqu'à être sûre qu'il n'y avait plus personne dans les parages et se redressa. Longue-vue déployée, elle jeta un coup d'oeil à la position de la sentinelle dans la vigie, puis, la voyant tournée vers la ville, s'empressa de revenir vers les bâtisses.

Mission suivante : arriver à l'heure à l'entraînement.