Je l’attendais en silence, les pieds dans le vide et la tête un peu lourde, perchée sur le rebord de l’unique fenêtre. La chambre était triste a mourir. De là où j’étais, je pouvais voir une lézarde se faufiler de la porte jusqu’au plafond, écaillant un peu le plâtre sur son passage. Si le toit s’effondrait, ce serait d’une étrange ironie. Tous ces gens venus ici pour échapper à la mort se verraient rattraper par une petite fissure de rien du tout. Il n’y avait pas que celle-ci. Le tabouret sur lequel j’avais déposé ma veste était bancal. Je n’avais pas osé m’y asseoir, préférant encore le rebord stable d’une fenêtre. À mes pieds, ma contribution : des traces de boue et surtout des gouttelettes de sang qui trahissaient une blessure encore fraîche.

Lorsqu’il est entré, je l’ai toisé d’un oeil négligé avant de pousser un soupir à peine audible. On m’avait dit d’attendre mon soigneur dans la petite chambre du fond. On m’avait ignorée lorsque j’avais spécifié que je voulais que ce soit Romane. Alors on m’envoyait un homme étrange qui ne me connaissait pas et en qui je n’avais absolument aucune confiance. Du bout des yeux, je m’assurais qu’il s’agisse bien d’un soumis avant de m’entêter dans mon caprice.

- Je veux la rousse.
- Romane?
- …
- T’as pas de chance, c’est sur moi que tu es tombée, petite.
- Dégage où je dis que t’aime bien rester seul avec les gamines.

Mon feulement s’était avéré efficace. L’infirmier reculait de quelques pas, déjà, l’air ahuri devant ma mine renfrognée et menaçante. Ou peut-être était-ce devant mes mots mordants et vénéneux, dégoulinant de sous-entendus? Je n’avais plus l’âge d’être une enfant fragile. C’était derrière moi, tout ça. L’avait-il seulement remarqué? Toujours est-il qu’il n’a pas pris le temps de s’asseoir sur le tabouret bancal. J’ignorais s’il était nouveau, par ici, pour se laisser influencer à ce point par une menace en l’air, mais il a quitté la pièce en prenant soin de laisser la porte bien ouverte. L’idée qu’il aille déballer mes menaces à Romane me trottait dans la tête. Avait-on déjà expulsé quelqu’un du centre de soins pour de simples paroles? Mon frère serait bien embêté si je devais me soigner moi-même. Et ça compliquerait un peu les entraînements pour les épreuves, la saison prochaine. Ennuyée par cette possibilité, j’appuyais ma tête contre le cadrage de la fenêtre, les yeux braqués sur le couloir à attendre l’arrivée de Romane.

La douleur n’était pas importante. Je la contrôlais sans peine, sans même y réfléchir. Elle irradiait à un rythme régulier, celui des battements de mon coeur, comme si chaque pulsation était liée à la plaie. J’avais souhaité m’exercer aux armes de jet, et je n’avais que la dague de Mads sous la main. Trop lourde, elle ne suivait pas la trajectoire que je désirais. Après quelques essais, un accident bête et une entaille sur mon avant-bras. Je ne m’y connaissais pas comme Romane, d’un point de vue plaies ouvertes, mais il ne me semblait pas que ce soit très profond. C’est mon frère qui voulait que je vienne. Ça tombait bien. Il me semblait avoir senti à nouveau un sifflement dans mon souffle, ce matin, pendant ma course quotidienne.

Je ne sais plus combien de temps j’ai dû l’attendre, mais j’étais prête à y passer la nuit s’il le fallait. La lézarde ne s’était pas détériorée. Je n’étais pas morte écrasée, lorsque Romane est arrivée comme une furie. J’avais quitté le plafond du regard pour le couloir dès que j’avais entendu les pas rythmés, rapides, pressés et déjà contrariés de la soigneuse. En colère, elle ne m’avait pas même saluée, elle ne s’était pas enquis de mon état. Elle me déballait des règlements inventés pour que je la lâche. De trop, voilà. J’étais de trop. Même auprès d’une autre soumise. Le petit pincement au coeur, celui-là, je m’y accrochais. C’était pour lui que j’évitais les autres. Pour ne pas le ressentir trop souvent. J’ai vaguement hésité à lui expliquer que je ne voulais pas être ici, qu’on s’inquiétait pour moi, mais je doutais qu’elle croit ce fait possible. Ce n’était pas ma présence qui l’embêtait, c’était ma présence auprès d’elle, plus précisément.

À sa demande, je quittais mon rebord de fenêtre, la tête désormais basse. Je m’en fichais d’avoir l’air fautive, je voulais surtout éviter de croiser son regard. Qu’elle jubile en croyant que j’avais compris le message, si ça l’enchantait! Mes pieds ont claqué sur le sol puis je me suis posée sur le rebord du lit. Déjà, je levais mon bras blessé pour qu’elle fasse ce qu’elle avait à faire. Une entaille nette et peu profonde: je n’avais même pas besoin de m’expliquer, ça sentait une blessure par lame.

- Je n’aime pas qu’un mec me touche.

La mâchoire serrée, j’avais laisser filer les mots, à peine plus audibles qu’un murmure. Ce n’était vrai qu’à moitié, évidemment. J’étais plus à l’aise qu’une soigneuse s’occupe de mes plaies plutôt qu’un parfait inconnu, il est vrai. Je n’étais pas forcément confortable à l'idée de me retrouver en position de soumission dans la même pièce qu’un homme. Ça allait mieux, de ce côté, depuis quelques temps déjà. Mais ça ne m’empêchait en aucun cas de me faire soigner. Surtout, ça ne m'empêchait pas de demander n'importe quelle autre femme. À ma défense, ce froussard ne m'en avait proposée aucune autre que j'aurais de toutes façons refusée. C’était surtout la confiance que j’accordais à Romane qui me faisait revenir vers elle éternellement. Si j’avais cette maladie étrange qui nous tuait en une petite saison, je voulais l’apprendre le plus rapidement possible pour préparer Mads. J’étais convaincue que de toutes les infirmières, Romane était la plus compétente -une dragonne, après tout- et serait la plus disposée à dénicher mes symptômes en premier. C’était compliqué à expliquer. Et vu sa colère, il valait sans doute mieux ne pas s’éterniser en longues explications. Ce que j’avais dit était en partie vrai, assez logique pour qu'elle comprenne vaguement mon entêtement.

Mes yeux fixaient toujours les traces de terre et de sang, de la fenêtre au lit.

Ça picotait, sur mon bras, mais je ne bougeais pas. Immobile, comme à mon habitude, je fronçais un peu plus les sourcils sous chacun des mots que Romane prononçait. Je me refermais un peu plus, même lorsque sa voix s’est fait plus tendre et moins cruelle, même lorsqu’elle s’est dit être désolée. Lorsqu’elle me questionna sur la véridicité de mes craintes quant aux hommes, j’ai simplement relevé les yeux sur elle, détachant enfin mon regard de sur mes propres taches de boue sur le sol si propre de son hôpital. La mine renfrognée, pas hostile mais certainement pas loin de l’être, j’ai laissé le silence répondre à ma place et créer un petit malaise. À chaque envie de retirer mon bras et de partir purement et simplement, je me remémorais le visage inquiet de mon frère. Je ne pouvais pas faire ça à Mads. Si je revenais vers lui, demain, ce serait un pansement sur le bras.

- Je sais.

Réponse un peu triste et petite face à ses explications sur la maigreur de ma plaie. Je savais tout ça. Je n’étais pas ici par gaieté de coeur, mais bien parce que mon frère n’avait pas pu me soigner lui-même. Cela dit, l’accueil de Romane avait eu quelque chose de positif : ma paranoïa quant à ma soit-disant toux s’était évaporée. Mon ennemie n’était plus mes possibles poumons endommagés par le froid mais plutôt une rouquine en qui je m’efforçais d’avoir confiance et qui m’avait désappointée. Elle enchaîna son monologue en parlant de Mads, de nos entraînements communs et de mon test qui approchait.

- Si je te colle au cul, c’est parce que t’es l’une des meilleurs soigneuses et que je veux être La Meilleure. Mais t’es pas la meilleure, et t’es pas la seule à être douée. Je peux changer pour une autre si je t’emmerde autant.

Même si à mes yeux Romane était la plus douée, il était hors de question que je lui dise. Surtout pas après son accueil. Les mots s’étaient faufilés seuls d’entre mes lèvres, comme si se faire entendre, enfin, les démangeait. Mon ton n’était ni violent ni pressé, ni rien, en fait. C’était plutôt ma bouille renfrognée qui trahissait mon agacement. Mads m’en aurait probablement voulu pour mon langage de charretière. Quoi que… Non, il m’aurait plutôt fait un clin d’oeil, en douce, pour ne pas m’être laissée piétinée par une soumise. De grade à grade, on s’équivalait, Romane et moi. Mais bientôt, ça ne serait plus le cas. Je devais juste survire jusque là. Et sortir d’ici avec la preuve que je m’étais faite soigner.