Bébé, mode d'emploi
PV Ella & April - Jour 7 (après-midi)

Le moins qu'on pouvait dire, c'était que cette foutue journée était d'un ennui mortel. Pourtant, il y avait toujours de quoi faire chez les Jaguars depuis la rébellion. Noâ ne chômait elle-même pas au milieu des réparations, des soucis à gérer, des plans à élaborer pour remonter ses troupes et de cette chasse aux Libres qu'il avait fallu organiser en tâchant de s'entendre avec les autres clans malgré les incidents politiques qu'on s'appliquait à ne pas remettre sur la table. Seulement, aujourd'hui, elle s'emmerdait. La traque avait été lancée au petit matin et depuis que les ordres avaient été distribués, il n'y avait plus qu'à attendre. Et ça, ça ne la réussissait vraiment pas. En temps normal, elle n'avait pas trop de soucis de patience, mais là elle aurait volontiers donné sa place de Chef pour une journée histoire d'aller galoper après les Libres avec Asha et Kahlan. Parfois, ça lui manquait. A l'époque de Joshua, être traqueur, c'était un vrai job même si généralement l'affaire n'était pas forcément juste. On ne pouvait pas tout avoir. Depuis qu'elle avait repris la couronne, des traques, il n'y en avait plus eu beaucoup. Les traîtres n'avaient pas été si nombreux et l'entente entre les Chefs s'améliorant - en quelque sorte -, gérer les Libres avait été plus aisé et moins sanglant. Jusqu'à maintenant. Le Conseil avait visiblement eu la main trop douce et désormais il fallait éliminer toute la vermine qui traînait pour remettre un peu d'ordre. L'idée en elle-même lui plaisait moyennement, mais il fallait ce qu'il fallait et elle devait bien admettre qu'ils se fichaient bien de la tronche des clans depuis quelques temps. Et puis, parmi eux, il y avait des enfoirés qui avaient assiégés son territoire alors naturellement ça avait eu un certain impact sur la décision. Maintenant qu'on était le jour J, elle ne regrettait rien. Rien, à part bien sûr de ne pas avoir pu se nommer traqueuse.

Donc, Noâ tournait en rond dans le QG. Elle avait bien essayé de faire quelque chose de productif, seulement l'esprit n'y était pas. Elle ne réussissait qu'à s'intéresser aux rapports des sentinelles. Visiblement, tout se passait bien hors des frontières. Il y avait bien eu quelques tentatives pour foncer à travers tout, mais les Libres avaient été vite arrêtés. Actuellement, elle arpentait le hall d'un côté à l'autre en marmonnant quelques paroles inintelligibles dans sa barbe. Le manque de sommeil ne lui réussissait vraiment pas et le fait de ne pas pouvoir s'entraîner comme elle le voulait non plus. C'était aussi pour ça qu'elle était comme une pile électrique. Entre les embrouilles personnelles, les conséquences de la rébellion et la cicatrisation de ses blessures, ça faisait un peu trop pour une seule femme qui ne pouvait même pas dire d'aller se défouler un peu sur un sac de frappe. Alors, elle marchait. C'était mieux que rien.

- Chef ?

Noâ redressa la tête avec la curieuse impression qu'on lui parlait depuis quelques temps. C'était probablement le cas vu la tête du Membre qui se tenait prudemment à deux mètres d'elle, l'air penaud, avec les mains dans les poches. Elle s'arrêta d'arpenter et le fixa avec un soupçon d'agacement, attendant la suite. Elle ne parvenait même plus à mettre un nom sur ce type, ça devenait grave. Vu sa tête, il devait pas avoir plus de seize ans, probablement un survivant de la dernière fournée.

- Je me demandais si je pouvais te demander quelque chose ?

Ok, c'était pas le petit génie du coin. La blonde prit une courte inspiration et se contenta de hocher la tête, pas sûre qu'elle ne lâcherait pas un truc qu'elle regretterait peut-être si elle parlait maintenant.

- Nuka, c'est ton fils. Donc, tu es sa mère. Du coup, je me disais que peut-être toi tu saurais comment on fait.
- Comment on fait quoi ?

Le tout était sorti d'une façon un peu trop mordante, mais elle ne pouvait pas faire de miracle non plus. Elle s'était attendue à ce qu'on lui pose des questions à propos de Nuka, mais là elle ne comprenait même pas quelle était la question. En fait, le type aurait pu lui parler dans une de ces vieilles langues bizarres de l'ancien monde, ça n'aurait rien changé. Un rougissement imprévisible rampa sur les joues du Membre et il parut soudain incroyablement gêné. Il préférait fixer le sol plutôt que de faire un contact visuel et c'est finalement d'une toute petite voix qu'il s'exprima.

- Les bébés...

Pour le coup, ça eu le don de vider la blonde de tout son énervement. C'était le genre de question qui, venant d'un ado tirant sur l'âge adulte, vous désarçonnait complètement. Sourcils froncés, elle le scruta en cherchant à savoir s'il se fichait de sa tête. Elle n'était pas bien sûre. D'un côté, il y avait du scepticisme parce qu'il était quand même un peu grand pour ne rien connaître des choses de la vie, mais de l'autre il n'avait vraiment pas l'air à son aise à ce sujet. A le voir, on aurait vraiment dit qu'il ne savait absolument rien à propos de la reproduction. A ce stade, Noâ en vient même à se demander s'il connaissait la base : à savoir qu'il fallait une femme et un homme pour que ça fonctionne. Voir la base de la base : qu'il y avait une différence morphologique entre une femme et un homme. Et puis, il y avait cette question qui tournait inlassablement dans sa tête : pourquoi est-ce que cet abruti venait lui demander ça à elle, maintenant ? Parfois, juste parfois, elle regrettait un peu d'être comme cul et chemise avec ses Membres parce que ça lui attirait ce genre de bricoles... Non mais sérieusement, elle était sa Chef ou sa mère ?!

La colère s’était évaporée depuis la nuit. Heureusement qu’il y avait eu cette nuit pour calmer mes nerfs. Avoir vu sa tête, avoir entendu sa voix et l’avoir encore vu se ridiculiser si stupidement m’avait mise hors de moi. Cette fois, par une chance inouïe, il était seul face à tant de Jaguars, seul face à Anton et moi. Il n’avait pas pu faire grand-chose. Il était reparti moins fier, les mains vides pour ainsi dire. A croire qu’on ne leur apprenait pas grand-chose chez les Dragons. C’était peut-être juste lui qui avait raté le coche. Il devait s’être absenté la minute où les cerveaux s’offraient à sa naissance. Allez savoir. Je le plaignais finalement plus que je n’avais envie de lui cracher à la figure quand j’y repensais calmement. Forcément, sur le moment même, c’était autre chose. Alors, cette nuit, j’étais restée seule, je m’étais calmée comme je le pouvais et j’avais préféré jouer bêtement dans son jeu. Comme si j’avais quelque chose à lui prouver au niveau de mes fréquentations. Pour tout dire, j’étais encore un peu électrique le matin même mais j’avais pris sur moi. La journée n’a pas été trop pourrie, en fin de compte. J’avais finalement beaucoup de chance d’avoir un gars beaucoup plus droit comme coéquipier lors de mes patrouilles. Il arrivait souvent que je l’agace mais au fond on s’entendait plutôt bien. On était efficaces, en plus.

Là, c’était repos. Alors je traînais un peu des pattes. Je ne savais pas trop quoi faire. Je flânais sur le territoire. Peut-être que le quartier général allait m’offrir une activité ? Peut-être un petit entraînement ? Ça ne me ferait pas de mal. De toute façon, le choix semblait déjà pris. Tandis que je tergiversais dans ma tête, seule, mes pas avaient déjà décidé et m’y menaient. La spontanéité me ressemblait beaucoup plus. C’était vraiment clair. Je m’étais retrouvée juste devant la porte entrouverte du hall quand j’entendis une discussion. Je reconnaissais la voix de Noâ et celle d’un garçon que j’avais déjà vu, un certain Jessie. Apparemment, il était sur la défensive. Je n’écoutais qu’à moitié au départ, un peu perdue et me laissant trop facilement attirer par ce genre de commérages même si ce n’était qu’à moitié. Alors, forcément, quand il dit les mots « les bébés », j’avalai de travers ma salive. Je toussai, toussai et toussai encore. Je n’arrivais pas à m’en remettre. Il demandait vraiment ça à Noâ ? J’appréciais énormément notre Chef, je l’admirais même mais de là à lui poser ce genre de questions… En même temps, je réalisai rapidement que ça avait été si naturel pour moi – sans parler de Yulia – que je n’aurais jamais eu besoin de le demander à qui que ce soit. Ils devaient forcément m’avoir entendu et m’avoir remarquée puisque le hall n’était pas si grand. « Il faut le pardonner, Noâ. Il n’a pas encore été aussi intime avec une fille. » Pourquoi je lui disais ça au juste ? Pour l’enfoncer peut-être ? Sérieusement, il fallait que j’apprenne à me dominer. Il n’était pas méchant le pauvre Jessie. « Je pourrais peut-être lui apprendre la vie. » Et là, c’était moi que j’enfonçais. Je ne réalisais pas encore le double-sens de mes propos. « Je suis certaine que mes explications seront suffisamment claires ! Je dois avoir la bonne méthode. » Et pire encore… Peut-être que Noâ ne connaissait pas ma réputation. Ça me sauverait vraiment. Surtout que pour moi, rien de tout ça n’avait d’incidence.