I Know You Know How I Feel

Je m’étais endormie. Peut-être m'étais-je assoupie une minute, peut-être avais-je sombré toute une heure durant. Il était difficile de le quantifier, mais les dernières lueurs solaires peinaient à se faire voir et striaient le ciel sombre de quelques éclats orangés. La petite chambre était plongée dans une pénombre encore vacillante. Aucun Aigle n’était venu me tirer du lit, me rappeler que je ne pouvais pas me reposer auprès de mon chef comme je l’entendais. J’en conclus donc que j’avais dormi très peu, rassurée par la chaleur agréable que dégageait Kim.

Il y avait quelque chose d’étrange à quitter son lit. Comme si je m’enfuyais en profitant de son sommeil après une nuit particulièrement agitée et peu assumée. Il n’en était rien, bien sûr, mais mes pas légers, mon silence respectueux et ma volonté de ne faire aucun bruit, comme si je pouvais le réveiller, pouvaient laisser croire l’inverse. Je pris soin de replacer la fine couverture sur lui, presque maternelle dans mon geste, avant de me faufiler hors de la chambre.

Ce n’est pas un Aigle, sur qui je suis tombée, mais sur un homme bien plus grand que moi qui ne m’était pas totalement inconnu. En le voyant là, découpé en silhouette à la manière d’un spectre, j’ai eu le souvenir de ma peau délicate contre ses joues piquantes de barbe. Il m’avait vu, lui aussi. Ma stupeur me trahissait et il était trop tard, maintenant, pour jouer à celle qui l’avait oublié. Peut-être avait-il réussi à me chasser de son esprit le matin ayant suivi notre rencontre hasardeuse…? Une partie de moi ne l’espérait pas, alors que l’autre souhaitait m’épargner l’humiliation de ma jeunesse. Je n’avais commis que bien peu de gestes dont je n’étais pas fière. Ce baiser volé en faisant partie.

- … Adrien.

Son nom m’avait échappé, à peine plus audible qu’un murmure. Je savais qu’il savait que je n’avais pas oublié.

It's been a long time before I can see your face again...

La journée, il l'avait passé à écouter les patients qui le réclamaient. Il faisait désormais office de psychologue. Ça l'occupait, lui donnait quelque chose à faire et le divertissait de ses ruminations toujours plus sombres qui commençaient bien trop souvent pas des et si.... Les hypothèses ne ramenait pas les morts et il avait finit par s'y faire, mais parfois son esprit était plus fort que sa volonté. Et puis maintenant, les choses étaient différentes. Il avait une famille. Et il lui semblait que cela changeait beaucoup de chose pour lui.

Adrien sortait justement de la chambre d'une jeune vipère qui rageait contre sa bourde à l'entrainement. C'était un soigneur qui avait fait appel à lui, parce qu'incapable de soigner la jeune femme qui était trop furieuse contre elle-même. La porte se referma doucement sur le corps élancé de l'ancien espion, quand une présence forte l'incita à se tourner.

Ayana

Le Dragon ne l'avait vu qu'une seule fois. Enfin, il l'avait bien croisé quelque fois, mais n'avait jamais été capable de l'interpeller, cette dernière très souvent accompagner par ce jeune blond à l'allure peu avenante. Et puis, il n'avait pas vraiment oser non plus. Certes, l'homme avait fait des recherches sur elle pour au moins savoir d'où elle venait. Il ne voulait pas connaître ses plus sombres secrets, mais se demandait comment elle avait pu l'ensorceler si facilement. Une Aigle. Cela l'avait presque surpris. Il avait même pris la peine de retourner à la fête l'année suivante et était retourné sur la même pierre. Mais rien... Et l'ancien avait finit pas se résigner à ne jamais lui reparler, ni même la revoir....

Mais elle se trouvait pourtant là. Aussi belle que dans ses souvenirs. L'instant flotta et aucuns des deux ne bougèrent. Si ce n'était que des lèvres qui articulèrent, silencieusement il lui sembla, son prénom. La brunette le reconnaissait autant que lui se souvenait fraîchement de leur dernière rencontre. Et tout passa au diable. La famille, Ruby, sa solitude, les problèmes des autres. Cet effet ne le laissa pas indifférent et il se retrouva avec les mêmes questions qu'à l'époque. Comment l'avait-elle ensorcelée de la sorte ?

Une main toujours sur la poignée de la porte désormais fermée et son corps en suspens dans un mouvement qui n'arrivait pas, Adrien laissa la chance à la jeune femme de tourner les talons et de faire comme si rien n'était arrivé. Parce qu'autrefois ce qui était arrivé n'était pas rien. Du moins, pour lui.

Et elle avait été si empressée à fuir, qu'il craignait que le moindre mouvement ne la fasse de nouveau détallée.

Le temps semblait suspendu, entre sa porte et la mienne, nous plongeant, lui et moi dans une attente interminable qui me sembla néanmoins brève. À son image, je ne bougeais pas, le souffle retenu, ma main posée sur la poignée, derrière moi, comme si elle m’aidait à préserver mon équilibre. Ou comme si elle m’aidait à ne pas fuir, par sa simple immuabilité. Je me sentais tanguer, non pas physiquement, mais mentalement. Je me rappelais de chaque petit détail de cette soirée étrange, à la fête des orages, de la conversation qui m’avait totalement échappée. J’avais peur, désormais, de l’ascendant qu’il pouvait avoir sur moi. Si Adrien savait sans l’ombre d’un doute que je me souvenais de tout, je pouvais au moins faire en sorte qu’il ignore l’état dans lequel il me plaçait.

Du bout des doigts, j’ai relâché mon étreinte sur la poignée de la chambre de Kim. Je la laissais filer sous ma main, suffisamment en confiance pour ne pas craindre de sombrer. Adrien était le même. Grand. Solide. Calme. Il était à lui seul un appel au calme, et en dépit de ma crainte de m’abandonner, je me laissais contaminer par son aura, son mutisme et son immobilité. Je ne fis aucun pas en sa direction, mais je ne recula pas non plus. Je me contentais de lui faire face, le visage relevé avec dignité et un sourire à peine croqué, empreint de timidité mais également de nostalgie. Sans parler, toujours, je me laissais m’habituer à sa présence, comme il en avait été question plus d’un an auparavant. J’ignore combien de temps nous nous observions dans le silence le plus complet, comme deux animaux sauvages et étrangers, avant que le gardien de la chambre de Kim n’arrive pour briser ce moment si étrange.

Avant même de subir le regard interrogateur de l’Aigle, j'empoignai la main d’Adrien avec la même délicatesse dont il avait fait preuve, lors de la fête, pour l'entraîner à ma suite. J’ignorais ce que je faisais, ni pourquoi je le faisais, j’ignorais aussi où nous allions et ce que nous fuyions, mais nous nous sommes rapidement retrouvés hors du centre de soin. Les portes étaient à nouveau ouvertes, nous pouvions donc enfin quitter cet endroit. Je me suis arrêtée à quelques pas de là pour relâcher la main captive. Le soleil n’était plus qu’une lueur, au fond de l’horizon, et le ciel était d’un bleu sombre incroyable annonciateur de la fraîcheur tant espérée de la soirée à venir. Je contemplai la tombée du jour par peur de le regarder lui, mais mes paroles lui étaient destinées.

- Il te fut profitable..?

Le temps avait toujours eu une notion différente pour lui que pour les autres. Adrien se demandait souvent à quoi servait de quantifier les jours qui passaient. C'était une sorte de prison à laquelle il avait du mal à s'identifier. Le temps devait couler de lui-même sans obligation pour être en mesure d'effectuer ce qui devait l'être. La vie devait faire ce qu'elle voulait quand il le fallait.

D'avoir donc l'impression que les secondes avaient simplement cessées de s'égrener naturellement n'avait rien de sensationnel pour lui. C'était plutôt la femme devant lui qui l'était. En la regardant dans les yeux, le Dragon su que malgré le délai qui s'était écoulé depuis leur dernière rencontre aucun des deux n'ignoraient ce que son compagnon ressentait.

La fuite avait aussi quelque chose d’irréel, ses pas suivaient ceux de la brune comme s'il évoluait dans un rêve brumeux et cotonneux. Les derniers rayons du soleil chassèrent cette étrange impression alors qu'il regardait l'horizon. La voix douce d'Ayana brisa les vestiges de questionnement qu'il avait et l'Ancien eu un sourire en coin en fourrant ses mains dans les poches de son jeans.

- Je ne m'en suis pas encore servi. J'ai peur de le gâcher puisque je n'en ai qu'un. Il me serait sans doute beaucoup plus profitable d'en avoir un deuxième si jamais je me trompais d'instant.

Il y avait une touche de moquerie dans sa vie. Évidement, Adrien blaguait et ce malgré le fond de vérité dans ses paroles. Il ne désirait pas brusquer la jeune femme ou la vexer, elle qu'il voyait simplement pour la deuxième fois.

- C'est à toi de me lire la main pour me dire quand je devrais m'en servir.

Le dragon lui tendit la main pour se diriger vers un lieu où ils pourraient s'asseoir et profiter du léger vent qui commençait réellement à avoir un fond frais particulièrement agréable. La main légère se posa sur la paume et il referma ses doigts sur les siens avec une tendresse qu'il n'appliquait pas à tout le monde. Une fois proche d'un bas muret effondré donc la vue donnait sur le lointain désert, le brun s'installa après avoir posé sa veste à côté de lui sur la ruine pour permettre à sa jeune interlocutrice d'être plus confortable. Lorsque le parfum discret de l'Aigle l'enveloppa, ses yeux se perdirent dans le coucher de soleil qu'il avait toujours aimé regarder mourir avec ses mésaventure du jour permettant ainsi un renouveau des expériences le lendemain matin.

J’avais laissé mes doigts s’entremêler aux siens sans offrir aucune résistance. Je ne saurais dire s’il s’agissait de ma joie d’être enfin à l’extérieur, ou tout simplement ma surprise de le revoir, mais sa peau, sur la mienne, ne me choquait pas le moins du monde. Je m’étais montrée silencieuse devant son allusion à une seconde erreur, à un second baiser volé. Même si j’avais ressenti un amusement doux dans sa voix, quelque chose en moi me mettait en garde. Et s’il s’attendait réellement à quelque chose?

- Tu sais, Adrien, ce soir là… Ce n’était rien. Un petit rien. Trois fois rien. Ça ne se reproduira plus.

Mon sourire était triste, alors que je lui mentais partiellement. Je me posais à distance acceptable de lui, les bras croisés sur ma poitrine. Mes mains hors de sa portée. Car ça aussi, ça ne se reproduirait plus. Après un regard en sa direction, je relevais le visage sur le soleil qui s'affaiblissait au loin. J’avais l’impression que la vie, le destin, faisait tout en son pouvoir pour créer une illusion d’intimité, entre Adrien et moi. Ça ne fonctionnerait pas. Pas ce soir. Et puis, j’étais plus vieille, plus mature, et sous l’effet d’aucun alcool.

- Je doute que ce soit bien considéré, de toutes façons.

Je n’y avais pas réellement réfléchi. Jamais je n’avais envisagé qu’un Aigle, fier et fort, puisse s’intéresser à autre chose qu’à une des leurs. L’inverse était aussi vrai. Nos mâles étaient entraînés, ils étaient loyaux et solides. Il m’avait toujours semblé évident que je terminerais mes jours avec l’un d’entre eux, tôt ou tard. Se mêler à un Dragon n’avait rien de glorieux. Mais il y avait toujours ce calme qui l’habitait, qui me donnait envie de baisser ma garde et de lui faire confiance. Dragon ou non, son âme m'apaisait, ou peut-être n’était-ce que sa présence?

- Tu sauras trouver le bon moment, j’en suis persuadée... Ce sera une évidence. Mais.. Tu étais blessé? Ou en visite et confiné, comme moi, jusqu’au soir?

J’abandonnais le spectacle du crépuscule pour revenir sur le Dragon. Il semblait bien portant, pourtant. Il semblait bien, point. Tout comme moi, il avait évolué dans un cheminement qui lui était propre. C’était un coup du destin, que nos routes se recroisent après autant de temps et que nous soyons toujours les mêmes pour nous retrouver avec autant de facilité.