S'il y a quelque chose de particulièrement déprimant dans ce coin de la ville, c'est la facilité avec laquelle les gens se permettent de gâcher le paysage et les petits moments à coup de poings et d'insultes au tournant d'une ruelle.  Un peu de joie, ça dit à personne? Évidemment que non. La journée avait pourtant été parfaite, jusqu’à présent. J’avais flâné avec Icare une bonne partie de celle-ci, jusqu’à la fin de notre entrainement particulier. Ses mains avaient glissé sur moi, sur mon dos, mes bras, m’avaient soulevée puis m’avaient rapprochée. Elles m’avaient frappée, aussi. Mais sans force aucune, pour de faux, pour de rire. Nous nous sommes salués sous un sourire entendu, puis nous nous sommes séparés en silence. Les derniers rayons solaires s’emprisonnaient dans mon cœur. Beaucoup trop heureuse pour me cloitrer dans mon petit appartement, j’avais erré ici et là. Depuis Icare, la moindre brise était chargée de magie, la moindre lueur stellaire produisait des étincelles. Depuis Icare, la vie était plus vivante, plus douce, plus supportable, plus éthérée.

J’étais toujours sur mon nuage, habitée par les souvenirs de cette journée parfaite, lorsque j’ai entendu un couinement étranglé, semblable à celui d’un raton. C’est bien pourquoi j’ai continué ma route vers le bruit : c’était plutôt rare, les rats, dans cette section de la ville. Au détour de la ruelle, je les ai vu s’en prendre à un jeune, probablement un soumis. Ils étaient deux sur lui, pas si baraqués que ça d’ailleurs. J’ai ressenti un pincement douloureux, en mon fort intérieur. Déjà, c’était plutôt pénible de voir les miens s’entêter à s’en prendre aux plus faibles. Mais aussi, ma journée sans ombre se plongeait inexorablement dans l’obscurité. À regret, j’ai renoncé à ce sentiment d’apesanteur dans lequel Icare me plongeait trop souvent pour faire face aux dragons, quelques mètres plus loin. Il était hors de question que je les laisse continuer.

- C’est bon, vous vous êtes assez défoulés?

Les mots étaient partis d’eux-mêmes, bien assez fort pour être entendus au milieu d’un passage à tabac. C’est seulement après que j’ai vaguement envisagé qu’il puisse s’agir d’aspirants, et que j’allais en prendre pour mon grade. Il était trop tard, de toutes manières. Je m’attendais à les entendre beugler et aboyer, à les voir m’insulter. Je préparais déjà mon sourire taquin et frondeur tout en glissant ma petite patte blanche sur ma lame. Je ne désirais pas me battre, bien sûr, mais j’étais prête à toute éventualité. D’autant plus que les Dragons ne brillaient pas par leur originalité, et la majorité des affrontements, avec eux, se terminaient aux poings et en sang.

- Oh… C’est que toi, Karl.

Il ne devait sans doute pas s’attendre à cette réplique, mais le gringalet avait tiré la tronche en voyant qui l’interrompait dans ses techniques de sociabilisation. Il avait relâché sa victime pour me faire entièrement face, les poings rougis et le regard dur.

- C’est la pute à l’autre jumeau… Viens, on s’tire. Elle ira brailler, sinon.

- Et la pute d’Orion aussi. T'as déjà oublié?

- Ta gueule! Et toi, le morveux, on en a pas fini avec toi!

J’avais prononcé le nom d’Orion comme on prononce une menace, comme on invoque la présence d’un dieu ancien et terrible. Je n’avais aucune intention de faire part de cette petite altercation à mon ami, autant pour ma fierté personnelle que pour la survie de Karl, mais j’étais plutôt fière de les voir détaler et laisser leur proie tranquille. Évidemment, avant de libérer les lieux, Karl me plaqua méchamment contre le mur rêche, et j’ai senti une douleur aigüe à l’épaule. Rien de bien méchant, si je comparais mon état à celui du gamin agenouillé là où ils l’avaient laissé. Je me suis assurée que l’ombre de Karl n’était plus du tout visible avant de me rapprocher du soumis.

- Ils sont partis, maintenant.

J’en devais beaucoup à Icare et Orion, et j’avais bien peu de mérite, pour ce sauvetage. Sans doute qu’ils s’en prendraient encore plus méchamment à lui, dès demain, pour lui faire payer ma présence. J’étais loin d’être un héros, ce soir.

Il avait l’air sonné, en tout cas, le gamin. C’est en m’approchant un peu plus de lui que je me suis rendue compte qu’il devait avoir environ mon âge, à peine plus jeune, peut-être. C’était forcément un soumis puisque je ne l’avais jamais vu aux entrainements et que, bien que Karl soit aussi allumé qu’un pigeon anémique, il était rare qu’il soit assez bête pour s’en prendre physiquement à un autre membre. Je tentais de ravaler ma sympathie naturelle; je me doutais que mon jeune inconnu tolère mal une preuve de compassion. Plusieurs confondaient pitié et empathie, malheureusement... J’analysais donc son état en faisant rouler mon épaule endolorie à deux ou trois reprises. Je pris également soin de la masser du bout des doigts, comme me l’avait appris mon mentor. La douleur était encore présente mais diffuse : je m’y faisais déjà. Le gamin, par contre, était dans un triste état. La terre battue était striée de lignées sanglantes, probablement dues à sa lèvre éclatée. Il avait des traces de terre ici et là, sur ses vêtements, mais il tenait debout et me faisait déjà la conversation. Il devait aller mieux que je ne l’espérais.

- C'est quoi ton nom ? Moi c'est Kalis mais appelle moi comme tu veux, j'men contre fiche. D'ailleurs c'était qui ces deux crétins? Et tu es de quel camp ?

- Le plus grand, c’était Karl. Il traine habituellement avec un cul terreux pire que lui, du genre qui a loupé un degré dans l’échelle de l’évolution. Il s’est trouvé un nouveau petit ami, on dirait. Je ne le connais pas, le deuxième… M’oh! Et je suis Louise. Ça ira?

Je lui offris le sourire le plus sincère et spontané du monde tout en relâchant mon épaule. Je réfléchissais à sa notion de camp et à l’étrangeté de la question, à mes oreilles du moins, quand il m’a présenté ses excuses pour sa curiosité. Un éclat de rire résonna dans la ruelle décrépie, bien malgré moi. C’était charmant de sa part, tout de même, bien que je n’y voyais là aucun mal. Je balayais malgré tout ses excuses du revers de la main, comme si sa curiosité était le dernier de mes soucis. Ce qui était le cas, tout compte fait.

- C’est étrange, comme question. De quel camp je suis… De ceux qui ne jugent pas selon les grades et les clans, peut-être? Et toi, tu serais de quel camp, Kalis?

Les yeux un brin plissés, je cherchais un moment à deviner sa réponse avant qu’il ne me la dise. Il avait l’air sympathique, mais c’était probablement tout le sang sur ses dents et son menton qui lui donnait ce petit air piteux qui émiettait mon cœur et l’attendrissait encore plus que d’ordinaire. Les premières impressions sont importantes, à ce qu’on dit. Quelques secondes, un coup d’œil, et nos premiers avis sur une personne sont ancrés dans notre esprit. Il fallait être honnête, j’avais envie de le protéger, ce petit qui se fichait déjà de comment je pouvais le nommer.

De son nom, il n’était visiblement pas difficile. Et de son clan non plus d’ailleurs. Mais j’étais qui pour juger, après tout? Je n’étais pas un exemple d’assiduité résidentielle chez les Dragons, bien au contraire. Ma fidélité et mon implication au sein de mon clan remontaient à il y a moins d’un an et se résumaient par deux syllabes, un petit nom de rien : Icare. Ça aurait été hypocrite de lui demander d’appartenir corps et âme à ce clan de sanguinaires, alors que moi-même j’en était incapable. Le Nord était notre petit nid, il est vrai, mais en même temps, les gradés faisaient tout ce qui étaient en leur pouvoir pour que personne ne s’y sente réellement chez-eux, mis à part leur petite personne. C’était bien parce que l’ambiance était lourde que je fuyais ici et là, clandestinement, chez les autres clans.

- Ce monde est devenu bien étrange... sombre, dangereux, j'aimerais que ça soit différent…

Je fouillais dans mon sac à bandoulière tout en hochant mollement la tête. Je mâchais mes mots avec soin, les pesant pour une rare fois, tout en extirpant un bout de tissu usé mais sensiblement propre, si on ne regardait pas de trop près. Je le lui tendais enfin, désignant son menton ensanglanté de ma main libre. C’était légitime qu’il trouve ce monde pourri, il venait de se faire démonter la gueule par Karl et son animal domestique. Je ne voulais toutefois pas enfoncer le clou en poursuivant sur les atrocités de notre monde. Il ne devait pas avoir la tête à ça, pas ce soir.

- Le monde a toujours été comme ça. C’est à nous d’y trouver notre compte, et notre bonheur, non?

Je le couvais un temps du regard. Je voulais m’assurer qu’il tienne bien sur ses jambes et qu’aucune blessure tardive ne surgisse. Une fois rassurée, je l’invitais d’un sourire à reprendre la route, avec moi. Rester dans une ruelle sombre, une fois la nuit tombée, était particulièrement dangereux. Même si je l’avais tiré d’un mauvais pas avec Karl, je ne souhaitais pas renouveler l’expérience et pousser ma chance; il valait mieux éviter, tout simplement.

- Pour survivre au Nord, tu as plusieurs options, hein. Tu t’allies à plus fort que toi, volontairement ou pas. Tu aboies plus fort que les autres. Tu deviens une ombre silencieuse. Tu te caches; il y a des recoins franchement pas mal. Ou bien tu apprends à te défendre.

J’énumérais la petite liste avec mes doigts, en évitant soigneusement de lui parler de ma technique personnelle. Celle de quitter carrément le territoire pour vagabonder chez les jaguars, ou bien de désamorcer les affrontements avec un sourire et un peu de bonne volonté. Ça ne fonctionnait pas toujours, il est vrai, mais pour la majorité des cas, on finissait par me laisser tranquille. Les gens, ici, étaient violents et sanguinaires, mais ils demeuraient humains, tout de même, sous leurs écailles et leur écume. Je l’espérais, du moins.

- Mais tu dois savoir tout ça, non? T’es né ici?

- Attends, attends.. Tu étais libre? Un vrai libre, en dehors de la ville? Purée! Raconte...! Tu mangeais des insectes? C’est vrai que vous êtes cannibales? On m’a raconté tout un tas de trucs sur vous! J’ai jamais quitté la ville... Je suis née Dragon, je crèverai Dragon.

Incrédule, je dévisageais désormais mon nouveau protégé. …Qui n’avait sans doute pas encore conscience de sa promotion. Je m’emportais, assurément, dans un tourbillon de questions improbables, mais…! Un libre, quoi! Instinctivement, je rapatriais ma patte à mon épaule pour me masser, une fois encore. La douleur, bien que diffuse, était toujours présente. Je savais, comme on me le rappelait souvent, que personne ne me ferait de cadeau lors d’un entrainement, si j’étais blessée. Encore valait-il mieux se préserver d’un muscle fatigué. Je trottinais donc à ses côtés, mon sac battant ma hanche au rythme de nos pas. Je patientais sagement ses réponses avant d’enchainer sur l’un de mes précieux conseils.

- C’est triste, être une ombre. Faire profil bas, plier l’échine… Pour te protéger, tu rateras des rencontres agréables qui pourraient changer ta vie. Tu voudrais pas t’entrainer pour passer les tests pour devenir membre? J’ai bien réussi, moi. Et si je réussis, tu pourrais aussi. Tu es plus baraqué que moi.

Mon sourire m’habitait toujours, alors que je lui balançais un compliment en pleine tête. Quelque part, une petite voix résonnait en moi en soulignant que je ne souhaitais sans doute pas qu’il tue un autre être humain pour passer le test. Mais d’un autre côté, ça lui permettrait de ne pas longer les murs comme un petit animal traqué par les Dragons affamés.

- M’enfin, tu fais comme tu veux. Mais je pourrais t’apprendre ce que je sais, en combat. Je me fais entrainer par…

Par quoi, en effet? Je cherchais le bon qualificatif, un petit instant, avant de reprendre. Un petit ami? Un compagnon de platonicisme? Une fine lame? L’Homme? Mon meilleur pote?

- Par Icare.

Après tout, il se définissait par son seul nom, celui-là, non?

Il faisait bon de l’entendre rire. C’était sans doute bon signe que, malgré Karl et son acolyte, Kalis gardait un semblant de moral. Comme un mauvais rhume, le rire avait sur moi des effets de contagion presque instantanés. Je mêlais joyeusement un éclat de rire aux siens tout en observant les environs. Aucune trace de nos deux détracteurs. Bien que je ne sois pas particulièrement tendue, il était toujours rassurant de voir les rues désertes de dangers potentiels. Comme Kalis ne me guidait aucunement sur ma destination, je continuais à avancer dans les rues sinueuses où plusieurs des membres et des soumis logeaient.

- On t’a rien appris depuis ton arrivée? Mes parents se sont mis à deux pour m’en parler sans me traumatiser. C’est à seize ans que tu peux passer les tests. Mais j’avais un ami qui a patienté très longtemps.

Je riais encore. Juste un peu, cette fois. Je ne voulais tout de même pas qu’il s’imagine que c’était si terrible, alors que, justement, pour une personne le moindrement sensible, ce l’était. Et je ne voulais surtout pas lui parler du fait que mon ami, Dryss, avait échoué par incapacité de tuer un innocent. Et qu’on ne l’avait plus jamais revu.

- Ils veulent juste s’assurer que les candidats soient dignes de leur merveilleux clans. J’ai vécu ces épreuves comme des ruses pour me dissuader, plus que comme de réels tests. Ils vont tester ton endurance, mais aussi ta capacité à respecter la hiérarchie. Le plus éprouvant est l’épreuve de..De la mise à mort. C’est dans une espèce d’arène, sans arme. C’était la pire, pour moi, mais c’est le seul moyen, ici.

Je ne riais plus, désormais. Bien au contraire. Un air un peu plus sérieux m’avait rattrapé, et je m’assurais, du bout des yeux, que Kalis absorbait la nouvelle et réagisse bien. Mon but n’était pas de lui faire peur, bien au contraire. Peut-être pour le distraire, ou pour me soulager de souvenirs de cette mise à mort qui n’attendaient qu’à ressurgir à mon esprit, j'enchaînais, d’une petite voix pleine de pudeur, sur ce mystérieux Icare.

- C’est mon meilleur ami. Il est une fine lame, super puissant avec ses poings! Mais avant tout ça, c’est un être humain merveilleux, du genre à trouver son bonheur dans les petites choses de la vie.

Le simple fait d'évoquer la gentillesse et la simplicité d'Icare faisait s'élever un bouquet de papillons dans mon estomac. Ceux du genre mignons, pas les phalènes hideux et blanchâtres de fin de nuit, mais plutôt les colorés de début de journées, tout prêts à s'envoler, qui me faisaient me sentir bien, à ce moment précis. Malgré les yeux de Kalis braqués sur moi, je lui offrais un petit sourire coupable.