Cela faisait désormais un peu plus d'un an que Lizzie avait quitté le clan pour rejoindre celui des Vipères. J'avais beau avoir tout fait pour qu'elle reste chez nous, dans notre famille, sa famille, rien n'y avait fait. Elle était restée bornée. En tout cas, c'est comme ça que je voyais les choses, même si quelque part, loin dans mon cœur, une petite voix cherchait à me dire que c'était le mieux pour elle tant que c'était son choix. C'est extrêmement difficile pour un frère de s'avouer quelque chose qui vous sépare de son frère ou de sa sœur. Ça l'est encore plus quand on pense qu'il s'agit de jumeaux. C'est ma jumelle. C'est mon autre moitié. C'est quelque chose d'encore plus fort que de l'amour, quelque chose que peu peuvent comprendre au sein du Paris actuel. Alors, je savais que le plus simple serait de prendre de ses nouvelles, d'une manière ou d'une autre et le plus souvent possible, tant qu'à faire. Seulement, voilà, j'étais trop fier. Je ne l'ai jamais été en temps normal. Je ne l'ai jamais été pour autre chose que ma sœur. Ne peuvent le comprendre que ceux qui ont une sœur. Nous étions particulièrement proches jusqu'à nos neuf ans.

Depuis son départ, il m'est arrivé si souvent de faire des cauchemars quand je ne rêvais pas d'une annonce qui allait à l'encontre de son envie de partir. Les rêves sont cruels. La vie l'est encore plus. J'aimerais retourner dans le passé. J'aimerais peut-être même finalement lui dire que je tiens à elle. Ce que je n'ai pas réussi à dire quand elle a décidé de nous quitter. J'en ai été incapable, bien trop lâche. Si je préférais taire le sujet à la maison, j'avais bien une petite idée de la personne qui pourrait m'informer à son sujet. C'était un ami en commun. C'est toujours mon ami. Je n'avais pas cherché, jusque maintenant, à lui parler de Lizzie, n'avais jamais évoqué son nom alors je ne savais pas à ce moment ce qu'il était de leur relation mais j'étais au moins certain qu'il devait, lui aussi, s'inquiéter pour elle et n'avait sûrement aucune fierté l'empêchant de récolter des informations. Lizzie, tu me manques terriblement, ces mots devraient être ceux que je devrais prononcer mais c'est trop difficile. Pourtant, j'aimerais m'excuser aussi. Peut-être est-ce la seule solution que j'ai trouvée pour réparer même partiellement mes torts : aller récolter les informations même si ce n'est pas totalement sincèrement.

Je l'avais retrouvé dans l'une des rues du territoire, rue où nous traînions souvent à trois. C'était l'endroit rêvé. Je m'étais rapproché jusqu'à me placer devant lui. « Salut Kim ! Nostalgique du bon vieux temps ? », il savait pertinemment que je parlais de Lizzie, lui et moi. Je ne savais pas si c'était réellement de la nostalgie ou simplement une habitude, mais en tout cas, j'espérais pouvoir grappiller des informations stratégiquement de cette manière.

Année 34 - Seconde saison tempérée
Kim Dong-Yul - 13 ans & Enzo - 12 ans

Cela faisait maintenant deux ans que Lizzie était partie du clan des Aigles, et un an que nous sortions ensemble. J’avais plus de chance que son frère, car si je la voyais de façon plus ou moins régulière, lui ne l’avait plus vue depuis son départ. Je n’arrivais pas à comprendre comment il faisait pour résister à l’envie de voir sa sœur ou même de parler d’elle, mais je le respectais d’une certaine façon, évitant d’y faire allusion lorsque nous nous voyons. Je n’étais d’ailleurs même pas certain qu’Enzo soit au courant pour elle et moi…

Lizzie me demandait souvent des nouvelles d’Enzo par contre. La situation était plutôt délicate, car je me retrouvais pris entre le frère et la sœur sans trop savoir comment prendre les choses avec eux. Du coup, j’essayais simplement de répondre à leurs attentes : éviter le sujet avec Enzo et répondre le plus sincèrement possible aux questions de Lizzie…

En tout cas, deux ans à ce régime devenait quelque peu fatiguant. Ca me faisait du mal de voir Lizzie malheureuse parce que son frère refusait de lui pardonner son choix, et même si Enzo était un très bon ami, je commençais peu à peu à perdre patience. Et cela allait certainement faire mal le jour où j’allais éclater… ou moi, ou lui, car il pouvait très bien craquer en premier aussi, qui sait…

Ce jour-là, nous devions nous retrouver dans la petite ruelle où nous jouions souvent étant petits. J’avais vu Lizzie la veille, et une fois encore sa tristesse m’avait touché. J’étais donc légèrement hargneux, et il n’aurait pas fallut grand-chose pour que j’engueule Enzo par rapport à son comportement envers sa sœur. Pourtant, lorsqu’il me rejoignit en me demandant si j’étais nostalgique du bon vieux temps, je me contentais de hausser les épaules. Appuyé contre le mur, bras croisé, je tiquais pourtant. Venait-il vraiment d’évoquer le « bon vieux temps » ? Celui nous trainions tous les trois ? Fronçant les sourcilles en le regardant avec une certaine surprise, je fini par prendre la parole sur un ton un peu trop ironique…

« Tiens, tu te décides enfin à évoquer ce temps-là toi ? »

Je m’attendais à ce genre de pique de la part de Kim. Après tout, il n’avait pas eu trop de mal à comprendre et accepter la décision de Lizzie. Oh, je la comprenais aussi, techniquement. Seulement, j’avais eu beaucoup plus de mal à l’accepter et à passer outre. Ça me restait en travers de la gorge, même deux années, deux longues années après ça. C’était bête, hein. Ridicule même. Je le réalisais bien. Il m’était rarement arrivé d’être aussi rancunier mais là, ce n’était pas rien. C’était Lizzie. Ma jumelle, mon autre moitié, celle avec qui je partageais absolument tout. De ce fait, je pouvais comprendre que Kim soit aussi mordant mais il ne pourrait sans doute jamais comprendre ce que ça fait ce genre de séparation. Alors, je haussai les épaules à mon tour. « Ce n’est pas parce que je ne l’évoque pas que je n’y pense jamais. » C’était direct mais pas agressif. J’avais même été presque trop neutre. J’étais même un peu triste, tristement nostalgique. Ce n’était pas pour rien que j’avais décidé d’un tel lieu. Seulement, j’étais beaucoup trop fier pour en parler directement.

Qu’à cela ne tienne, je n’allais pas encore fondre en larmes. Je n’allais pas craquer non plus. Pas pour le moment. « Prends ça pour de la rancune ou tout ce que tu veux, mais si je n’en avais rien à faire d’elle, je ne réagirais pas comme ça non plus. » Bon, j’aurais pu râler moins longtemps, c’est certain. J’aurais l’air beaucoup moins idiot… Mais ça, c’était peut-être trop en demander. J’aurais bien aimé lui dire que je rêvais de nos retrouvailles à Lizzie et moi-même mais à quoi bon ? Pour l’entendre me dire que je n’avais qu’à bouger mes fesses si j’y tenais tant ? Hors de question. « Mais dis-moi… » Je n’osais pas trop le demander. Alors, je parlais à voix basse. Je me grattais nerveusement et bêtement la nuque. Je toussai même. Bref, je ressemblais à un véritable abruti. « Je parie que tu as de ses nouvelles… » Il fallait détourner les choses de son but premier mais en récolter le résultat escompté. Surtout ne pas lui avouer directement que je cherchais à avoir de ses nouvelles. C’est pour ça que je masquais ma demande.

Enzo me répondit dans un haussement d’épaules. Bien sûr qu’il devait y penser, Lizzie était sa jumelle après tout, mais il le cachait tellement bien que je commençais à manquer d’empathie… Et lorsqu’il en rajouta une couche, s’en fût presque trop pour moi. Pourtant, je réagis en gardant les bras croisés et une voix calme, toujours avec une pointe de sarcasme malgré tout.

« Comme ça, comment ? De façon puérile et complètement idiote ? »

Je souris, presque malgré moi en fait. Enzo avait douze ans, c’était plutôt logique de réagir de la sorte en fait. Nous n’étions que des gamins, mais peut-être grandissais-je un peu trop vite…

Relâchant les bras le long de mon corps, je me décollais du mur alors que mon ami hésitait à poser une question qui semblait difficile à formuler. Mais lorsqu’il la posa enfin, j’en restais muet de surprise quelques secondes. Il venait sérieusement de me demander des nouvelles de sa sœur ? Là, comme ça, après tout ce temps ?
La surprise passa rapidement pour laisser place à de la suspicion. Était-ce un piège ? Enfin il pouvait très certainement vouloir savoir ce que devenait Lizzie, c’était même très probable, surtout après deux ans… Mais c’était tellement soudain et inattendu… Je relevais le menton en fronçant les sourcilles, le regardant avec méfiance.

« Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Et puis quant bien même j’en aurais, depuis quand ça t’intéresse ? »

Il n’y avait pas d’agressivité dans mes paroles, j’étais juste hésitant, essayant de savoir ce qu’il en était réellement de cet intérêt soudain de la part d’Enzo pour sa sœur…

Nous n’étions que des gosses et les gosses ne sont jamais tendres. Encore plus quand ils sont proches et quand une telle relation tendue existe. Je n’avais aucun remord. J’étais trop con, trop fier et surtout trop touché par tout ça. Ce n’était pas rien de perdre sa jumelle. Kim aurait beau jouer le grand, celui qui sermonne l’autre, il le faisait sans connaître mes sentiments. C’est beaucoup plus simple de pardonner quelqu’un quand on n’en est pas proche à ce point. Certes, tant que je ne lui exprimais pas ce qui me gênait le plus dans cette situation et dans ce départ, tant que je ne lui disais pas franchement ce que je ressentais, il n’aurait jamais que le discours de Lizzie mais ce n’était pas évident. Je n’avais pas l’habitude de parler de choses aussi profondes et aussi intimes. En plus, j’étais en plein dans la rébellion à cet âge. Pas tout le temps, pas vis-à-vis de tout, mais surtout vis-à-vis d’elle. Elle n’avait pas cherché à me revoir. Alors le malaise logique à cet âge, les changements physiques et internes n’arrangeaient absolument pas mon opinion au sujet de cette histoire. Je trouvais pourtant le comportement de Kim exagéré. C’était trop pour un événement vieux de deux ans et pour quelqu’un qui n’entendait jamais parler de sujet. Comment soupçonner qu’il me cachait quelque chose d’aussi gros ? « Je m’en fous de ce que tu penses. » Oui, j’étais dans un âge débile mais il l’avait cherché. J’étais gentil mais il ne fallait pas pousser non plus. Pas à ce sujet, en tout cas.

Tandis qu’il affichait sa surprise et restait muet, je souris à mon tour. « Tu vois que l’abruti peut encore te surprendre, monsieur le juge. » Nous étions clairement stupides mais ça ne nous empêchait de nous voir encore et de se considérer comme amis. J’étais habitué à sa façon de fonctionner de toute manière. J’avais appris à passer outre ses remarques quand elles ne me plaisaient pas, peu importe que j’aie raison ou non. Parce que, lui aussi, il pouvait se tromper et être blessant. « Disons que connaissant ton caractère et le fait qu’on était si proches, le fait que je n’aille pas la voir pour prendre de ses nouvelles, ça devrait te tuer. J’arrive pas à t’imaginer si détaché parce que c’était ton amie, Lizzie. » Un coup pour le petit garçon qui rêvait de devenir Espion et qui s’entrainait sérieusement. « Alors, qu’est-ce que tu en penses ? » Je reprenais l’avantage. Je lui rendais son sarcasme mais c’était un jeu. Rien de bien méchant. Et puis, nous étions tous les deux tendus.

Enzo réagis à ma répartie comme s’il s’en fichais, et nous en restions là sur ce point. Pour la suite, il semblait plutôt content de m’avoir surpris, et je ne pu retenir un sourire lorsqu’il se traita lui-même d’abrutit. S’en était un gros, d’abrutit, mais il était surtout et avant tout mon ami. Et puis à cette époque, je ne restais jamais énervé très longtemps, surtout envers mes proches.

Enzo me répondit avec une pointe d fierté typique des enfants de notre âge, content de ses observations et déductions. Lorsqu’il me demanda ce que j’en pensais, je lui répondit sur un ton amusé.

« Ok ok, tu marques un point. Bravo monsieur le futur espion, bel esprit de déduction. »

Pourtant, mon amusement disparu rapidement alors que mes pensées se tournaient vers Lizzie. Jusqu’à maintenant, mon rôle de « messager » n’avait joué que dans un sens, et je me retrouvais désormais à devoir jouer les intermédiaires pour les deux côtés… Je soupirai et repris sur un ton plus neutre.

« J’ai de ses nouvelles oui, et de façon assez régulière depuis qu’elle est partie… Et elle me demande chaque fois de tes nouvelles… »

Je me tus, gardant les yeux rivés au sol, attendant une réaction de la part d’Enzo. Jusqu’où allait-il poser des questions, et jusqu’où allais-je devoir lui répondre ? Cette situation me mettait soudain mal à l’aise, comme si je devais me reprocher quelque chose, alors que je ne lui avait rien caché, je n’avais fais que respecter le fait qu’il ne veuille pas entendre parler de Lizzie… Alors pourquoi ce sentiment de trahison… ? Pourquoi ce malaise ? J’avais l’impression à la fois de trahir Lizzie si j’en disais trop à son frère sans son consentement, et à la fois de trahir Enzo pour ne pas lui avoir parlé de notre relation…

Au moins, il avait accepté la défaite. C’était déjà ça. Il n’était peut-être pas que ce garçon qui se croyait au-dessus de la mêlée. Enfin, pour le coup, au-dessus de moi. Il n’était peut-être pas si perdu que ça. Il manquait certainement d’un peu d’empathie mais pas de ça. Je haussai les épaules, un rictus toujours dessiné sur mon visage. J’étais victorieux. Il ne pouvait pas me cacher grand-chose, pas des choses aussi énormes en tout cas. Je le connaissais bien trop depuis le temps que nous traînions ensemble. Je connaissais ses manières, ses mimiques, ses différents faciès. Oui, j’étais fier. Oui, j’en faisais des tonnes mais c’était normal à cet âge. C’était quelque chose de légitime, surtout après ses remarques cinglantes et sarcastiques. Je méritais bien de me féliciter un peu. Et pendant ce temps-là, je n’affichais pas ma tristesse concernant Lizzie. Surtout pas. Il me dirait encore qu’il me suffirait de lui parler pour ne plus l’être. Il ne comprenait pas ce qui se passait constamment dans ma tête à ce sujet. Deux ans, ce n’était pas suffisant. Il me faudrait beaucoup plus de temps pour oublier la douleur.

Il me répondit franchement, enfin. Et comme je l’avais imaginé, il avait des nouvelles régulières de ma petite sœur. Oui, elle resterait ma petite sœur, quand bien même nous avions le même âge. Pas par machisme, mais parce que je me devais de la protéger. Un sentiment que seuls ceux qui ont une sœur peuvent comprendre. « Le contraire m’aurait été étonné de sa part. Elle a trop de caractère que pour oublier sa famille même si les Vipères le lui demandaient. » Je ne connaissais pas bien les Vipères. J’avais décidé de ne jamais les apprécier et pour ça, c’était encore plus sage de ne pas apprendre à les connaître. Et puis, de toute façon, je pariais qu’un homme Membre ne devait pas être bien vu chez elles. J’étais persuadé que c’était des monstres tortionnaires suceuses de sang, surtout celui de leurs Soumis. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas inventer comme histoires pour détester un clan qu’on ne connait pas. « Merci d’être là pour elle, Kim. » Je le remerciais sincèrement. Forcément, je savais que je pouvais compter sur lui et je ne souhaitais pas que ma sœur se sente seule. J’étais simplement incapable, pour le moment, de faire le premier pas en sa direction. « J’espère que tu lui dis que je suis le plus fort de tous. » Il fallait bien que passe rapidement à autre chose. Je n’étais pas à l’aise quand j’étais trop solennelle.

Enzo était fière de lui, ça il ne le cachait pas, mais je ne riait déjà plus pour ma part. Finalement, il me remercia d’être présent pour sa sœur, et mon malaise s’accentua encore plus. Malaise qui recommençait à se piquer de colère, et lorsqu’il répliqua avec humour sur ce que je pouvais dire sur lui, je relevais brusquement les yeux et lui répondit un peu trop vivement.

« Je lui dis que tu es toujours le même abrutit trop fière pour lui pardonner. »

Mes mots étaient froids, violents, et malgré la colère je m’en voulais aussitôt de les avoir prononcé. Et puis ce n’était que répétition, mais cette fois mes mots étaient beaucoup plus lourds, beaucoup plus cassants. Il n’y avait eu aucune pointe d’humeur ou de sarcasme, juste de la colère froide…

Baissant de nouveau les yeux, je laissais échappé un long soupire et repris presqu’aussitôt.

« Excuse moi, je ne voulais pas dire ça… pas comme ça… »

Mais la situation devenait subitement insoutenable… mais ça je n’arriverais pas à le lui dire. Gardant les yeux rivés sur mes chaussures, je parlais de nouveau, d’une petite voix cette fois, comme si je ne voulais pas qu’il m’entende…

« Enzo… Lizzie et moi on… on est ensemble… »

C’était étonnant comme les mots étaient sortit difficilement, mais je devais lui avouer. Pendant deux ans j’avais gardé le secret sans remords, et là soudainement je ressentais le besoin de lui dire, comme si ça allait justifier mes réactions et mes paroles… Comme si ça allait justifier la colère que je ressentait envers son comportement…