Comment le monde fait-il pour continuer de tourner?

J’aurais aimé me serrer contre lui, onduler mon bras sur son dos avec la douceur et la légèreté d’une plume, celle-là même qui me caractérise depuis ma naissance. J’aurais aimé qu’il s’accroche à moi avec la violence et la puissance du désespoir. J’aurais aimé nicher ma tête tout contre lui. J’aurais aimé glisser mes doigts dans sa chevelure dorée avec la délicatesse d’un oiseau. Qu’il pleure à en perdre le souffle, haletant et souffrant. J’aurais aimé déposer de chastes et purs baisers sur chacune de ses paupières chargées de chagrin. Baiser chacun de ses doigts avant de les emprisonner entre mes mains protectrices. J’aurais aimé lui dire ce qu’il avait besoin d’entendre, des mots poignants et chargés d’une poésie crue et bouleversante. J’aurais aimé lui faire du bien, le réconforter, lui dire que tout allait s’arranger. J’aurais aimé être une amie.

En apprenant la mort de son frère, je n’ai eu qu’un hoquet de stupeur. Je connais bien la mort, je sais qu’elle n’est qu’une étape pour ce qu’il y a après, pour la vie après la vie. Elle est l’ultime épreuve, celle qui nous permet de faire le saut. Je sais que nous devons nous réconforter dans les souvenirs de ce qu’Ils nous laissent, en quittant ce monde, que nous devons nous réjouir, même, qu’Ils en aient terminé avec toutes ces épreuves. Qu’Ils nous parlent encore, parfois, au détour d’un rêve ou d’une réminiscence. Mais entre la sage philosophie et la réalité, il y a le chagrin et le désarroi d’avoir perdu. En apprenant la mort de son frère, j’avais atrocement mal. Pour lui, pour eux, les quatre frères qui ne l’avaient pas accompagné, ceux qui étaient restés derrière, pantois et souffrants.

Alors je l’ai cherché partout. Un jour, deux jours. Trois jours, peut-être. Et lorsque je l’ai retrouvé, il était seul et silencieux, recroquevillé dans un coin avec, dans les yeux, des trous noirs inquiétants. La fureur semblait avoir remplacé la tristesse, et j’ai vu de la détermination dans son regard. Depuis combien de temps était-il là? S’était-il enfui directement, en apprenant la nouvelle? Avait-il trouvé le cadavre lui-même? Les rumeurs s’étaient soulevées pour se disperser aux quatre coins du quartier. Drapée dans mon silence, je me posais près de lui. De tout ce que j’aurais aimé lui faire, je n’ai rien osé. Muette, à son image, je lui ai accordé un long regard qui trahissait, je l’espérais, ma compassion plutôt que ma détresse. Je détachai le châle crocheté de mes épaules pour nous couvrir, tout les deux, de ma chaleur et mon odeur.

Je n’avais rien ressenti, je n’avais rien vu venir. Aucun rêve ne m’avait mise en garde, aucune impression n’avait soulevé mes inquiétudes. Il y a dix ans, pour une faute semblable, nos protecteurs auraient tué ma mère. Je restai donc silencieuse. Il n’y avait plus rien à dire, de toute façon. Devant la mort, il n’y avait plus rien à faire.

That can't be. He can't left me behind.

Cette douleur là... Il avait l'impression qu'elle lui transperçait les entrailles. Qu'elle faisait couler du sang pourri comme lui dans ses veines pour le rendre encore plus minable qu'il ne l'était, qu'il ne le voyait. Axel se détestait. Il se haïssait. Il avait mal à la poitrine. Il avait du mal à respirer.

Il suffoquait.

L'Aigle ne se souvenait pas d'une telle souffrance. Il avait eu de la chance. De ne perdre personne proche de lui. Il fallait croire que le destin se rattrapait en lui arrachant la seule personne qui comptait pour lui à ce point, la seule avec qui il s'entendait si bien. Il avait couru laissant les autres derrières lui. Parce qu'il ne pouvait pas voir leur visage. Il ne pouvait pas endurer leur larmes. Parce qu'il savait que c'était de sa faute. Il avait fuit une autre fois... Il ne savait faire que ça. Il avait laisser sa course le mener la où elle l'avait voulue parce qu'il avait besoin de laisser ses propres larmes couler. Il avait tenter d'échapper à la douleur qui se creusait un nid dans toute son âme.

Il suffoquait.

L'air semblait refuser de rentrer dans ses poumons et pourtant lorsque Axel réussissait à en arracher un peu, l'oxygène lui mettait la gorge en feu, comme raclée par de trop nombreuses lames qu'il aurait avalé. Pouvait-il ressentir plus de mal que ça ? Il en doutait fortement. C'était impossible

Et le blond avait continué de courir comme un fou. Il ne voulait pas entendre les autres. Personne ne l'avait retenu, personne ne l'avait remarqué, personne n'était venu le chercher. Et seul, le membre avait ralentis et s'était finalement écroulé à genoux dans la poussière. Toussant et vomissant ce que son estomac avait pu contenir.

Il suffoquait.

La gorge encore plus douloureuse et le cerveau rempli des images de plaies de sang et de mort, il s'était relevé péniblement et avait continué son chemin s'enfonçant encore plus dans les ruines de son territoire. Il voulait mourir.

Ax' s'était finalement laissé tomber contre ce qui semblait être un ancien coin de maison en pierre. À l’abri du vent, de la poussière et du soleil intense, il avait passé une journée à fixer le vide en se balançant à demi replié sur lui-même, tentant de se convaincre que ce n'était qu'un mauvais rêve. Mais le sang séché sur ses mains lui affirmait le contraire.

Tim était mort.

Cette certitude lui arracha un autre sanglot. Pourtant, ses yeux restaient obstinément secs. Il savait que c'était de sa faute. Cette mort, cette perte, cette faute et cette lente agonie de son frère. Il ne pouvait que s'en vouloir à lui. Les doigts tremblants et plus machinalement que consciemment, il avait prit la gourde dans son sac et avait bu un peu pour tenter de soulager sa bouche sèche. Puis avait manger un peu, mais il le rendit derrière le mur sur lequel il s'était appuyer. Un autre gorgée d'eau et il préféra plutôt mâchouiller des tiges d'herbes que sa mère cultivait. Le blond se recroquevilla sur lui-même et posa sa tête sur le mur alors que la première nuit tombait, il ne pouvait pas fermer l’œil et il ne pouvait pas retourner chez lui. Là-bas c'était vide. Vide et rempli de personne éplorées à cause de lui. Il méritait de crever ici.

Seul.

Comme l'avait été Tim. Il chercha de nouveau son air en serrant la mâchoire alors que ses ongles s'enfonçait dans la chair tendre de ses biceps. Il allait devoir affronter sa douleur seul. Et ce jusqu'à ce que la mort vienne le cueillir lui aussi.

[...]

Pourtant, trois jours plus tard. Axel était encore là. Assis à la même place, ne s'étant levé que rarement pour satisfaire quelques besoin naturel. Puis il avait changé de cachette pour en trouver une autre semblable, emportant son sac avec lui. De nouveau réfugié dans un coin démoli d'une ancienne construction. L'Aigle dormait par petite période quand son corps l'emportait sur sa volonté, mangeait assez pour rester en vie et tâchait de ne plus vomir. Beaucoup de choses lui étaient passées par l'esprit. Il ne pouvait pas mourir. Il devait expier sa faute. Vivre avec sa douleur en gardant le secret pour lui, pour la simple et bonne raison que ce n'était pas le bon moment de tuer un autre des enfants de ses parents. Il en avait tué un et ne pouvait pas leur en arracher un autre. Il craignait que sa mère, pas fragile, mais détruite par la disparition de Tim ne s'en remette pas. Enfin... Ce n'était pas si certain... Mais il ne pouvait pas prendre de chose.

Plus personne ne devrait s'approcher de lui.

Personne ne devait se faire blesser ou tuer par sa faute. Il ne voulait aucun autres qui tente de faire comme son ainé et prendre sa défense. Se couper du monde, assumer seul sa culpabilité et sa souffrance.

En espérant que la mort viendrait le chercher bien vite.

Le membre allait devoir se couper des autres, prendre cette image de jeune chien fou et petit voyou pour la transformer en une image d'enculé profond. Personne ne voudrait plus l'approcher.

Tel pensait Axel.

Il n'était déjà plus le gardien un peu farceur et social qu'il avait été quand Ayana s'approche. Le vent lui porta son parfums de fleur et d'encens. Elle sentait bon, il fallait bien l'avouer. Pourtant, Ax' ne bougea pas d'un pouce, crispé par l'inactivité autant que par la peur. Il ne pouvait pas repousser sa meilleure amie. Elle le connaissait trop. Cette gamine en savait trop sur lui. Et il ne se sentait pas la force de le faire.

Peut-être qu'il avait eu de la chance de ne pas avoir été attaqué par qui que se soit ou quoi que se soit. Peut-être aussi que la faucheuse se foutait de sa gueule. La deuxième option lui semblait la plus probable. Parce que les derniers événements lui avaient prouvés qu'il n'en avait pas, de chance.

Et pourtant, il la laissa, malgré toutes ses dernières résolution, s'approcher de lui et s'installer contre lui. En silence. Il ne lui rendit pas son regard, ne voulant pas voir sa propre réflexion qui le dégoutait dans ses yeux. Son corps glacé se couvrit pourtant de frisson lorsque la chaleur du chaleur et l'odeur d'Aya' l'entoura. Lentement, le plus vieux tourna la tête vers sa compagne et son visage se crispa.

- C'est ma faute. Il est mort.

Ce n'était qu'un demi aveu. Rien ne pouvait prouver que Tim était mort par sa faute. Mais les mots avaient jaillis seuls, contre sa volonté de garder le secret. Mais, dire ces simples mots avaient suffit.

Axel pleurait. Les larmes avaient finalement déborder de ses yeux bleus, les rendant encore plus vif dans leur couleur glace. Le désespoir l'envahit de nouveau, lui qui avait trouver un certain calme dans la froideur de ses décisions. Simplement maintenant...

Il suffoquait.

- C'est ma faute. Il est mort.

J’empoignai l’une de ses mains et l’observai dans silence le plus complet, ponctué seulement de ses sanglots hoquetés. Une main large aux doigts forts, une main d’homme qui avait déjà travaillé, malgré son jeune âge. Des taches sombres la maculaient ici et là, et j’en déduis que le sang de son frère l’avait couverte, avait coagulé puis que la terre sableuse l’avait nettoyée, au fil de ces dernières jours. Je la retournai lentement, comme s’il s’agissait d’un bien précieux, pour déposer sur sa paume un baiser à peine effleuré. J’aurai voulu lui dire que je l’aimais, quoi qu’il ait pu faire, quoi qu’il soit devenu, qu’importe la part d’ombre qui le grugeait déjà ou la douleur qui le noyait. Comme sa main meurtrie, usée et fatiguée que je la baisais malgré tout. Rien, chez lui, ne pourrait me rebuter. Tout ce que j’avais voulu lui dire de réconfortant se mourrait à ma gorge et mes lèvres demeuraient scellées. J’avais peu à peu du mal à respirer, moi aussi, tant je tentais de bloquer les élans de chagrin qui cherchaient à remonter dans ma poitrine. Comme si sa propre douleur était contagieuse. Mes yeux embués de larmes, je les maintenais baissés sur nos mains liées. Axel n’avait pas à supporter ma peine en plus de la sienne, et je n’étais pas assez égoïste pour me montrer faible devant lui. Pas aujourd’hui. Il ne méritait pas ça.

Une conversation coupée s’installait laborieusement entre nous. Je sentis qu’il peinait à s’ouvrir et à parler, que chaque mot prononcé l’écorchait comme une épine. Il avait eu mal de m’avouer sa culpabilité, et je percevais clairement l’importance de cette conversation. Sa fragilité, aussi. La tristesse me berçait toujours avec autant de puissance, et je dus m’y prendre à quelques reprises avant de me prononcer à mon tour. Le choix des mots étaient délicats et j’avais l’impression qu’une mauvaise décision pourrait briser ce moment et faire en sorte qu’Axel se referme dans ses tourments. Aussi, je sentais ma voix trembler, et je ne désirais pas lui dévoiler mon état. Suite à sa phrase lancée dans les airs, j’avais donc gardé silence pour contempler sa main avant de me prononcer.

- Chaque être possède une ombre… Et la faute n’appartient à personne.

Par peur de le blesser de cette simple phrase chargée de fatalité, j’enroulai mon bras contre le sien puis détendis ma jambe le long de la sienne. Je craignais qu’il ne se dérobe ou qu’il se perde dans les remords, alors je m’accrochais à lui. J’observais toujours nos mains liées, la mienne, délicate et douce, qui peinait à arriver aux dernières phalanges d’Axel. Toujours usée. Toujours fatiguée. Toujours couverte de sang. Et la mienne, une main fine, une main de femme qui n’avait jamais été surmenée… Plus que jamais, je bénissais les dieux, la lune et les ancêtres de m’avoir faite femme et soumise. Bien consciente de cette bénédiction, je ne pouvais plus qu’accompagner mon ami devant la mort.

- Raconte-moi, si tu le souhaites.

Comment, en effet, le monde pouvait-il continuer de tourner ? Comment pouvait-il vivre avec la perte de son frère et surtout la culpabilité qui accompagnait son geste ? Il était difficile pour Axel de percevoir un moyen de le faire.

Et être lui-même devenait insoutenable au fil des secondes qui passaient.

Ceux qui croyaient qu'Ayana et lui avaient un lien autre qu'amical se fourrait le doigt dans l’œil et jusqu'à l'arrière du crâne. Ils étaient simplement étroitement liés. Avec le blond c'était toujours tout ou rien. Il avait toujours vécu à pleine vitesse. Mais, soudainement tout semblait s'arrêter.

Comment pourrait-il retourner dans sa famille et faire comme si de rien n'était ? Comme si la chambre voisine de la sienne ne serait désormais jamais occupée ? Comme s'il n'y avait jamais eu quelqu'un pour l'encourager à socialiser un peu plus.... Comme si personne ne l'avait jamais ramené vers sa famille pour qu'il ne la perde pas trop de vue...

C'était intolérable comme future vie.

Et pourtant... Malgré la solitude qui lui serrait le cœur douloureusement, il y avait toujours la brunette qui se retrouvait là, à tenir sa main glacée comme s'il n'était pas un assassin. Comme s'il ne sentait pas les chaussettes marinées en pleine canicule. Elle était toujours là. Fidèle et douce.

La douceur avait toujours particulièrement bien marché avec lui. Et son amie était la seule qu'il laisserait approcher désormais. Parce qu'elle avait toujours été là. Sans rien demander en retour qu'un peu de chaleur et d'affection humaine. Si le Gardien n'avait plus rien à donner aux autres, il en aurait toujours pour la brune. Il pouvait bien lui dévoiler une partie de la réalité sans toute fois la lui dire complètement au risque de la perdre elle aussi.

- Je... Je sais pas. J'ai attendu qu'il rentre. J'étais là devant chez moi, mais il est jamais revenu... C'est juste le lendemain qu'on...

Sa voix déjà rauque, se brisa de tristesse et Axel s'étouffa avec ses mots, avec ses larmes et avec sa douleur.

- C'était... Horrible... Les plaies... Le sang... Je... J'aurais pu l'empêcher... J'aurais dû empêcher Michael de le toucher... Mais j'ai rien fais... Rien du tout... Je savais pas Aya'... J'ignorais que...

Cette fois, la phrase se coinça dans sa gorge. Il ne pouvait pas supporter la vision qu'il avait de Tim, imprimée dans sa rétine et qui ne le quitterait probablement jamais.

Vraiment... Être lui-même était devenu insupportable

Je m’étais accrochée à lui de peur de sombrer, moi aussi. Nous ne pouvions être plus près, être plus enlacés et enchevêtrés que nous l’étions désormais. Mon bras gracile contre sien, ma joue humide sur le sommet de sa tête claire, ma jambe le long de la sienne, à murmurer ici et là des bribes d’une conversation décousue mais limpide, pour l’un comme pour l’autre. J’inspirai profondément pour calmer les sanglots qui ne demandaient qu’à fuser bruyamment. J’avais toujours vécu la tristesse comme j’avais vécu mes grandes joies. Avec discrétion, pudeur et délicatesse. Mes larmes glissaient inexorablement le long de la chevelure entremêlée d’Axel, sans que ni lui, ni moi, n’y accordions de l’importance.

Ses paroles étaient chaotiques, éparses, déboulant dans des sens opposés. Je voyais bien que l’incohérence parsemait ses propos, mais je ne dis rien. C’était donc à un dénommé Michael qu’incombait la faute de la mort de Tim. J’eus l’impression qu’un frisson d’horreur me traversa, et que je chutai, moi aussi, dans le chaos. Légèrement étourdie par les confidences d’Axel, je m’accrochai d’autant plus à lui. Ce vertige que je ressentais, j’étais convaincue qu’Axel le ressentait depuis trois jours, plus intensément encore.

- On m’a dit que le monde, celui-ci, fut créé à partir du néant. Qu’à la base, rien ne tenait debout, rien n’avait de sens. C’était le chaos, un état vague et vide, où rien ne faisait sens. Puis que les dieux sont intervenus pour y apporter une structure, une stabilité. Lorsqu’on vit un grand malheur, nous pouvons retourner à cette époque; nous faisons le chemin inverse. Plus rien n’a de sens. Surtout pas nos vies et notre existence.

Je me doutais qu’Axel désirait entendre la vérité, qu’il n’avait pas besoin d’entendre tout ces mensonges réconfortants, ces lieux communs que nous offrons à ceux qui ont perdu beaucoup. Que tout finit par passer, la douleur comme la joie. Que le temps arrange tout et panse les blessure. Que la vie continue. Ceux qui s’époumonent à le dire et le croire n’ont simplement pas vécu l’horreur. Tout ce que nous prenons pour acquis, la division des clans, la présence d’un frère, la stabilité d’un chef, tout peut s’effondrer à tout moment. Désormais, Axel était conscient de la fragilité du monde. Je l’étais moi-même depuis toute petite, et il me désolait qu’il perçoive différemment le monde, à présent.

- Vous êtes.. étiez frère. Tu l’aimais. Jamais tu ne lui aurais fait de mal. Je le sais. Les Aigles le savent aussi.

Quelque part, bien que je me doutais qu’il n’allait pas céder à mon verbe et que l’idée persistante de culpabilité le rongeait toujours, j’espérais tout de même apaiser sa douleur et duper ses fausses certitudes. Un peu à regret, je retirais ma main de sur la sienne pour retrouver ma gourde, à mon sac, et la lui tendre.

Il avait toujours connu l'horreur de leur époque. L'horrible vérité d'instabilité de leur monde, comme cette époque de guerre qu'on lui avait racontée de nombreuses fois. Ce n'était plus une guerre ouverte à laquelle ils faisaient tous face. C'était plus vicieux, plus hypocrite comme époque. Les plus vieux parlaient d'une paix. Ah ! Ils étaient donc aveugles, tous.

Leur vies n'avaient rien de plaisir et leur guerre se jouait en dessous de la table, comme un tabou. Un secret de polichinelle. Stupide société. Axel connaissait les monstres qui se tapissaient toujours près de chaque être vivants. Mais, il avait toujours vécu la terrible cruauté de leur monde avec un certain recul. Avec une certaine touche de flou qui ne lui permettait pas totalement de comprendre de quoi il en retournait, ayant toujours été protégé et aimé des siens. Sa famille prenait soin de ses gamins, prenait soin de leur. Sa famille avait toujours été plus ou moins épargnée par l'atrocité de la vie actuelle.

Ce n'était plus le cas.

Les choses avaient volées en éclats et son sentiment de sécurité s'était éteint en même temps que la vie quittait son frère.

Et lui probablement plus que n'importe qui d'autre dans son clan souffrait de la perte de Tim. Il avait toujours été un solitaire, mais jamais totalement puisque son frère était toujours là pour le sortir de ses rêveries. Leur père était devenu sévère avec lui, parce que c'était ce que devait faire la figure paternelle pour garder un jeune chien fou comme lui dans les rangs. Axel songea que sous les encouragements de son ainé, il aurait pu faire de grandes choses, il aurait pu monter les rangs et peut-être pu devenir un spécialiste si Tim le lui avait suggéré. Le blond avait toujours eu l'ainé en grande estime. Plus que n'importe qui d'autre son père inclus. Alors, de perdre le pilier de sa vie. Sa stabilité. Tout ce qu'il avait connu entre les rires de Nathan et Tim, entre les râlements de son père sur les sorties trop nombreuses de ses ainés. Entre les soupirs de sa mère devant les folies dans lesquelles Nathan et Tim l'entrainait... Des guerres constantes entre Basile et lui pour savoir lequel serait le premier pour tel ou tel activité avec une personne x. Tout ça... Tout ça il savait qu'il ne l'aurait plus.

- J'ai tout perdu Aya'... Tu... C'est plus compliqué... Que sa... Sa...

Il ne pouvait pas vraiment dire le mot mort. Ça lui semblait trop irréel, comme un cauchemars dont il se réveillerait tremblant et en sueur. Et pourtant, il était rendu trop vieux pour songer de la sorte. Il était devenu trop vieux pour s’apitoyer de la sorte. Pour agir comme un gosse qui à vu un rêve se détruire. Les mots de son amie avaient une touche douloureuse de vérité crue. Ayana n'avait certainement pas l'intention de le blesser et il savait que c'était dans le but de le soutenir, parce qu'Ax' détestait les mensonges. Il détestait les vérités douloureuses enroulées dans la soie et saupoudrer de brillants pour tenter de la rendre plus jolie. Les choses n'étaient pas comme ça.

Peut-être que les aigles savaient qu'il ne ferait pas de mal à Tim, mais personne, personne ne doutait que le blond avait toujours eu tendance à se jeter tête première dans des combats. Il ne gagnait pas toujours, mais il gardait au moins toujours sa fierté. Et tous connaissait autant son habitude de se battre que celle de Tim de tenter de l'aider dans ce genre de situation. Quelqu'un ferait-il le lien ? Surement, les choses ne pourraient tarder. Et se serait de nouveau un coup difficile pour les siens.

Quelle vie aux accents de salope sans cœur.

Personne ne savait la vérité sauf lui et Michael. Le dragon pouvait le faire chanter, le faire souffrir. Les faire tous souffrir.

Qu'avait-il fait ?

La voix d'Ayana le tira du trou noir dans lequel il se perdit et il soupira douloureusement la poitrine glacée par la culpabilité et la douleur. Elle était là elle. Réelle. Présente et il ne pouvait pas la repousser, non pas elle. Ayana était bien plus fragile que n'importe qui. Une personne aussi fragile que forte. S'il n'avait pas réussis à sauve Tim alors il pourrait la protéger elle. Pour qu'elle ne se retrouve jamais plus dans une situation aussi douloureuse que la sienne. Repousser tout le monde sauf elle.

Il essuya rageusement ses joues et leva la tête vers la brunette. La gourde devant lui, le message était clair. Elle ne le laisserait pas mourir lui aussi. Ses lèvres était tellement sèches qu'elles avaient gercées et qu'en quelques endroits, des croutes de sang séché prouvait son absence d'hydratation. Il n'avait plus le droit de pleurer. Plus le droit d'en parler. Il ne voulait plus le faire. Il devait se faire une carapace, une réputation, donc plus personne ne pourrait être blessé par sa faute, plus personne ne voudrait l'aider et personne ne risquerait donc sa vie pour lui.

[color:c81e=3366cc]- Fais moi le plaisir de ne jamais tenter de me venir en aide si je suis en danger d'accord ? Promets le moi !

Axel prit la gourde et eu du mal à avaler la première gorgée tellement sa gorge était serrée. Il toussa et en reprit une autre. Son âme se retrouvait déchirée, détruite. Il devait protéger ce qui en restait. Et il devait surtout assumer sa faute et se tenir droit pour que le secret ne se fasse pas savoir.

La haine deviendrait sa meilleure amie.

Il redonne la gourde à son amie et soupira lourdement de plus en plus résolu sur l'avenir que prendrait sa vie. Mais aussi toujours aussi écorché.

J’avais repris ma gourde vide et l’avait glissé à mon sac sans prononcer le moindre mot. Bien que je sentais son regard perçant et déterminé me transpercer dans l’attente de la moindre réponse, je peinais à trouver mes mots et rassembler mes idées. Comment promettre une pareille chose? Comment réagirais-je si Axel était en danger et qu’il était en mon pouvoir de lui venir en aide? Ce n’était sans doute pas mon rôle d’aller au front et de m’exposer, mais il était encore moins le rôle d’une amie, d’une compagne de vie, de garder les bras croisés. Je comprenais toutefois la raison de cette supplication. Il croyait avoir tout perdu et ne désirait pas perdre ses rares proches. De tout mon coeur, j’espérai qu’il comprenne rapidement qu’il avait encore beaucoup, en ce monde. Je rivai mes yeux sombres dans les siens, si clairs, avant de lui offrir une réponse qui ne lui conviendrait peut-être pas entièrement, mais qui me permettrait de ne pas mentir totalement.

- Ta requête est difficile, Axel. ..Mais si tu ne fais rien d’inconsidéré pour te mettre en danger, je ne ferai rien d’inconscient pour te venir en aide.

Ma main fine glissa sur sa joue, un bref moment, chassant les dernières larmes et un peu de terre séchée. Je nous sentais à la croisée des chemins. Derrière nous, il y avait la quiétude et la douceur des premiers jours. Il ne nous restait plus qu’à choisir un embranchement; c’était à nous de déterminer notre destin, si nous le souhaitions plongé dans la douleur, l’amertume et les regrets, ou si nous acceptions de panser nos plaies et de nous soigner. Je redoutais qu’Axel fasse le premier choix, mais il était hors de mon pouvoir de lui dicter sa conduite. J’aurais aimé lui dire, du bout des lèvres, que je l’aimais d’un amour dévorant, aussi chastement qu’une amitié le permettait, qu’il n’avait pas tout perdu puisque je me dresserai à ses côtés jusqu’à notre chute. Qu’il avait encore ses frères. Ses occupations. Son clan. Mais la pudeur et la tristesse me condamnèrent au silence le plus complet. Je lui ai donc offert un sourire chargé de chagrin avant de détacher mon regard du sien. Sous des gestes d’automate, je repliais le châle parfumé en un carré parfait et le glissa, lui aussi, à mon sac.

- Viens … Rentrons, Axel.

Je me redressai puis lui pris une main, entre les miennes. Délicate, j’exerçais une pression suffisante pour lui intimer de se lever. Je me doutais qu’il n’en avait peut-être pas envie, ou encore l’énergie. Je restais donc à ses côtés et glissa mes pattes sur son bras pour m’assurer de son équilibre, lorsqu’il fut redressé à son tour. C’est d’un pas chancelant qu’il se laissa guider dans les dédales des ruelles du quartier de l’Est. Je ne le sentais plus là, à côté de moi, durant le long trajet qui nous menait jusqu’à ma demeure. Le regard vague, il ne m’adressa pas la parole, et son air un peu hagard me laissa croire qu’il peinait à reconnaître le chemin.

Ma mère nous avait accueilli sans un mot. Fidèle à elle-même, elle comprenait sans même que j’explique quoi que ce soit. Un petit air navré au visage, compatissant, à voir notre détresse commune et l’état de mon ami. Elle nous laissa bien vite dans la pièce commune pour mettre l’eau à chauffer, et j’en profitai pour déposer mes effets sur le sol, près de la porte, et Axel sur l’une des nombreuses chaises disposées là. La nuit était tombée, depuis, et l’obscurité nous enveloppait presque entièrement. Tout comme le froid. De légers frissons me traversaient sans crier gare, et je remarquai qu’Axel frissonnait bien plus que moi. Notre promenade nocturne l’avait affaibli; Axel n’avait pas dû se nourrir, lors de son errance, ces derniers jours.

- L’eau sera bientôt chaude pour la bassine, Axel. Te nettoyer un peu te fera du bien. Ma mère nous fera quelque chose à manger… Je vais prendre soin de toi.

Il ne se souvenaient plus de qui avaient hurlé le plus fort entre ses muscles endoloris par l'inactivité ou ses sentiments contradictoire de vouloir rester seul et être à la fois avec Ayana.

Il ne comprit pas plus comment finalement, il se retrouva dans les rues de son clan. La nuit avait enlacée les lieux depuis un moment lui semblait-il. Le froid et l'humidité lui piquaient les extrémités. Trébuchant parfois, il tenait désespérément la main de sa compagne. Si elle avait toujours été son amie, Ayana était désormais bien plus. Elle devenait le dernier pilier stable de sa vie, le dernier lien entre lui et une réalité abstraite semblable à un cauchemar dont on peine à se sortir, la dernière barrière entre l'enfer de ses noires pensées et de sa culpabilité et lui. Elle était sa bouée de sauvetage pour l'empêcher de se noyer dans la douleur et de se perdre plus qu'il ne l'était déjà...

Le savait-elle seulement ?

Savait-elle seulement à quel point il avait besoin de sa main en ce moment même ? Savait-elle seulement comment il l'aimait au plus profond de son âme désormais mutilée par ses propres soins, par sa propre faute impardonnable ? Autant que son amitié le lui permettait, autant que son cœur pour le faire.

Elle était gardienne de son cœur et de son âme.

Il chancela de nouveau lorsqu'ils ralentirent et continua de fixer la poussière à ses pieds. Avaient-ils croisés des gens ? Est-ce qu'on le cherchait ? Lui, disparu depuis bientôt quatre jours ? Le mal de tête l'empêcha de raisonner convenablement. C'était sans doute mieux ainsi.

Axel n'était pour l'instant qu'une âme tourmentée.

Et peut-être le serait-elle encore longtemps. Du moins, c'est ce que songea la mère d'Ayana en les voyant entrer. Ce garçon n'était plus le même. Et alors que sa fille partait chercher quelque chose, Sora s'approcha du plus jeune et le regarda tristement. Où était ce jeune blond débordant de vie ? Trépignant d'impatience et au rire facile malgré sa timidité ?

Sa main se posa doucement contre la joue de l'Aigle et la douleur l'envahit à son tour. Comme ce garçon devait souffrir.

- Tu fais de la fièvre Axel... Nous allons arranger ça...

Sa voix était une caresse comme celle sur sa joue et après un baiser sur le dessus de sa tête, la mère d'Ayana soupira de nouveau, triste pour ce jeune garçon qu'elle sentait brisé. Il y avait beaucoup de douleur devant lui. Beaucoup de haine et de regrets. Mais il finirait par trouver la paix... Enfin peut-être. Cela ne dépendrait que de lui. Mais son avenir semblait sombre. Et la femme le senti en l'aidant à se relever. La vision fût furtive, mais lourde d'émotions. Elle eu la très brève perception d'un chaos interne insupportable et retint un sanglot à son tour devant tant de vide. Devant tant d'incompréhension et de culpabilité.

Peut importe ce qui le rongeait. Cela finirait pas le tuer s'il ne trouvait pas la paix.

Une grimace déforma les traits lorsqu'il tenta de retirer ses vêtements sous la douce demande de la plus vieille.

Axel devait se pardonner. Quel que soit ce qu'il se reprochait.

- Je vais laver tes vêtements et vous faire un repas.

Sora se retira discrètement, laissant Ax' seul avec Ayana. Il frissonna de nouveau alors que sa gorge se serrait tandis qu'il entrait dans l'eau. Son reflet sur le liquide lui renvoya une image d'un inconnu sale et désemparé. Incapable de quitter son reflet, il en oublia la présence de son amie, pourtant si essentiel à sa survie.

La nudité ne me gênait pas particulièrement. Je n’en étais pas à mon premier corps nu, sous les yeux. Il y avait  celui qu’ils avaient démembré puis mangé, lorsque j’étais petite. Il y avait tous ceux qui avaient traversé le centre de soins, à un moment où un autre, lorsque j’étais au chevet de Micah. Voir Axel dans sa plus simple tenue ne me troublait pas. Aucunement. Je n’y voyais pas les chaires d’un homme entraîné mais plutôt l’enveloppe d’une âme blessée et écorchée vive. C’est sans gêne et sans timidité que je me suis agenouillée non loin de lui et de la bassine. Il était entré de justesse dans ce bain improvisé; plus grand que moi, il devait même replier un peu les genoux contre lui, mais j’étais convaincue qu’en dépit de l’inconfort de cette position, les vapeurs et les volutes de fumées chaudes lui faisaient du bien. Mes billes sombres fixées sur son dos, je voyais avec précision où son chandail s’arrêtait. Son dos nu, clair. Sa nuque souillée et marquée par le soleil, la sueur et le sable. Je laissais mon ami à ses pensées tortueuses alors que j’entrepris de faire couler un peu d’eau fumante sur ses épaules et son dos. Ses muscles se tendaient de temps à autre, involontairement. Axel était toujours plongé dans ses songes et regardait fixement son propre reflet.

- Désires-tu que je préviennes tes frères que tu resteras ici..?

Ma question était sournoise et je m’en voulais de la lui poser. Elle impliquait que partir n’était pas une option, qu’il allait rester auprès de moi sans même qu’il soit consulté. Il n’allait pas bien, pas bien du tout, et je craignais, quelque part, que confronter la fratrie en entier lui rappelle trop cruellement que l’un d’eux manquait à l’appel. Mes pensées s’égarèrent un temps vers Nathan, Basile et Gaspard. Comment le vivaient-ils, de leur côté? Sans doute mieux. L’un avait Lydie, les autres avaient leurs parents. Axel, lui, aurait eu Tim. Je déposai le linge humide contre le rebord de la bassine et reprenais mes distances, lui laissant un semblant d’intimité.

- Aimerais-tu faire une cérémonie, Axel? Rien que nous deux. Les bougies aident les âmes à rejoindre l’autre monde… Nous pourrions l’accompagner, ne serait-ce que symboliquement.

Ma voix s’était faite légère, fragile. Elle trahissait ma crainte de brusquer l’endeuillé. La perte de son frère remontait déjà à trois jours. Il ne restait que peu de temps pour accompagner son âme, sans quoi elle partirait d’elle-même, probablement dans la bonne direction. Il restait toujours un risque qu’elle s’attarde en ce monde, attirée par la peine et les remords de ceux qu’elle laissait derrière elle. Ce n’était peut-être que des histoires, et ils étaient sans doute nombreux à ne pas croire en ces traditions, mais je préférais ne pas prendre le moindre risque; il s’agissait du frère d’Axel. Le symbole était malgré tout puissant, indépendamment de la véridicté de cette légende, et j’étais convaincue qu’il aiderait mon ami à faire son deuil.

La douceur avait toujours été une des choses qui avaient attirées Axel vers son amie, ça et une incroyable confiance que son instinct lui insufflait face à cette autre personne qui n'était pas des leurs, du moins pas de naissance. Car, s'il n'avait pas grandit avec la jeune femme, elle n'en restait pas moins une partie intégrante de sa vie, de sa famille, de son âme.

Et c'était encore plus vrai aujourd'hui où elle partageait ses silences et comprenait sa douleur mieux que quiconque n'aurait pu le faire. Oui. Ayana était sans doute la chose la plus précieuse qu'il possédait en ce monde désormais et elle méritait plus que n'importe qui ou n'importe quoi d'autre d'être protégée. Parce que des âmes pures comme la sienne devenait facilement la proie des plus imbéciles et des plus vicieux. Et laisser une perle comme son amie être souillée n'avait même pas place dans la ligne des possibilités de sa vie.

C'est la voix de celle-ci plus que l'eau qui lui avait mouillé la nuque qui le tira de sa contemplation silencieuse.

Ses frères ? Non, il ne voulait pas... Il ne savait pas... L'Aigle ferma les yeux quelques instants avant de soupirer. Il ne pouvait pas faire ça à ses parents. Du moins pas à sa mère. Elle devait crever d'inquiétude. Il le savait. Sa main produisit de légères ondulations dans l'eau quand il la sortie pour se frotter le visage étalant la saleté qui si trouvait.

- Je crois qu'ils ont suffisamment enduré. J'aimerais oui. S'il te plait.

Sa voix était toujours aussi rauque et sa langue pâteuse de déshydratation. Il aurait pu se laisser mourir aisément dans ce désert. Il aurait pu... On ne l'aurait pas retrouvé avant des jours. Enfin si. Et ça aurait été sa douce Ayana qui serait tomber sur lui. Elle respectait la mort, mais elle ne méritait pas la sienne. Au fond de lui-même derrière sa volonté de se punir de la mort de son frère, il ne désirait pas faire souffrir quelqu'un d'autre par sa perte. C'était comme s'il vivait désormais au travers des autres, comme s'il n'existait plus vraiment.

C'était effrayant.

Il ne se sentait pas brusquer par la question de son amie, elle n'avait jamais rien fait contre lui et en ce moment de fragilité, d'absence, il s'en remettait entièrement à elle. La suite le laissa le cœur en berne. Une cérémonie ?

Le gardien hocha la tête doucement alors que sa compagne se reculait, lui laissant la chance de se laver. Il plongea la tête sous l'eau, ses genoux sortirent un peu plus de l'eau alors qu'il se frottait vigoureusement le visage et les cheveux avec le savon qui avait reposer sur le rebord de la bassine quelques secondes plus tôt.

Lorsqu'il émergea de nouveau, les larmes avaient retrouvées le chemin de ses yeux et dégringolaient comme les gouttes qui glissaient le long de ses cheveux redevenu couleur d'or pâle. Ses mèches étaient blanchies par le soleil et sa peau tanné par ces mêmes rayons, mais elle devint vite rouge à force de se faire frotter avec vigueur et un soupçon de haine.

Il sorti une fois laver et les frissons soulevèrent le duvet de ses jambes et de ses bras. Il avait froid, mais ne savait pas si c'était l'intérieur ou l'extérieur de son corps qui était le plus glacé.

- J'ai froid...

Ce n'était pas pour la forcer à faire quelque chose, mais plutôt une constatation faites à haute voix devant son âme écorchée qui semblait saigner de la glace qui ne tarderait pas à recouvrir ce qu'il y avait de bon en lui, si cela n'était pas déjà fait...

Une couverture trouva le chemin de ses épaules, le visage de la mère de son amie apparut devant lui et il lu dans ses yeux le reflet de sa propre douleur. Ces deux femmes comprenaient l'ampleur du drame qui se jouait dans son âme. Bien qu'il su que la solitude deviendrait monnaie courant dans un avenir très rapproché, il y avait quelque chose de rassurant dans le fait de savoir qu'elles étaient là.

Elle lui tendit des vêtements d'homme et lui pressa l'épaule en montrant la petite table ou reposait un repas normal et un autre frugal. Il comprit que ce dernier était pour lui. Pour lui et son estomac vide depuis trop longtemps. Hésitant, Axel enfila les vêtements après s'être retirer le gros de l'eau avec la couverture serviette et resta de nouveau là, bras ballants, son esprit confus ne sachant trop quoi faire de la suite. Il regarda Ayana avec un air perdu d'enfant souffrant.

Elle était son seul repère. Sa seule ancre.

Il était perdu. J’en avais le ventre noué de le voir acquiescer si faiblement à ma proposition de cérémonie. Je doutais qu’il ait réellement compris, tant il me semblait absent, ailleurs. Au moins, il ne vagabondait plus, seul, dans les espaces les plus éloignés de notre territoire, à l’image d’un chat errant. Axel était chez-moi, au chaud, à l'abri du regard des autres. Même si je tentais de me réconforter avec cette illusion de protection, je ne pouvais pas duper mon instinct : sa blessure était encore à vif et elle prendrait beaucoup de temps à cicatriser. Mes yeux fixaient mes mains jointes sur la serviette tiède alors que mes pensées s’obscurcissaient sous la cruauté de notre monde. Axel n’était pas le premier à perdre un proche, ni le dernier, mais nous étions à un âge où les pertes commençaient à être franchement douloureuses et fréquentes. De plus en plus, au fil des jours, nous serions amenés à voir des frères et des soeurs tomber au combat ou des parents sombrer devant la rudesse du climat. Si je m’effondrais à chaque perte humaine ou à chaque deuil que vivaient mes amis, je ne pourrais jamais m’épanouir. Il était toutefois hors de question que je m’endurcisse et que je fasse de mon coeur un tombeau froid et vide comme celui d’un Dragon. Je préférais encore souffrir par compassion tout au long de ma vie. Je ravalais un soupir alors que la voix d’Axel me tirait de mes pensées.

Il avait froid. Le sourire un peu triste, je constatais que Sora m’avait pris la serviette des mains pour réchauffer elle-même Axel. Je ne l’avais pas entendu traverser la pièce. Je le laissai donc se vêtir confortablement pour n'attabler devant le repas que nous avait préparé ma mère. Il était incroyable de la voir produire de petits miracles aussi appétissants avec de simples rations. Il était vrai que nous n’en manquions pas, même dans les saisons creuses, grâce à nos prédictions, mais la viande séchée n’était jamais aussi savoureuse que lorsque Sora l’attendrissait avec ses racines et ses herbes séchées. Je m’accoudais à la table, le menton soutenu par la paume de ma main, pour accueillir l’arrivée d’Axel. Dès que je l’ai vu contourner le paravent, revigoré par ce bain improvisé et des vêtements propres, j’ai reconnu mon ami. Ses yeux rougis et son teint pâle trahissaient malgré tout son trouble, mais ce fut un réel soulagement de le reconnaître à nouveau. Je l’encourageai à venir s’installer à mes côtés d’un sourire léger, tirant même sa chaise de ma main libre.

- Tu dois manger, Axel... Ça te réchauffera, tu verras.

Je n’avais pas d’appétit moi-même, comment pouvait-il en avoir? J’espérais que son corps se manifeste à sa place, que son instinct de survie se ravive comme une braise après une longue saison polaire et qu’il mange avec voracité. L’odeur du repas se faufila jusqu’à moi et mon estomac se tordit en quelques crampes douloureuses. Toute affairée à chercher Axel, je n’avais que peu mangé, moi aussi, durant ces derniers jours. J’entrepris donc, malgré ma légère nausée, de me gaver par quelques bouchées.

- Après, tu pourras te poser sur le petit lit de la salle de séjour. Ton corps a besoin de repos… Et ton âme, de temps. Quand tu seras endormi, j’irais voir ta mère. Pas avant. Je vais rester avec toi jusqu’à ce que tu t’assoupisses.

J’éloignais sagement mon plat vers le centre de la table, affichant clairement que j’en avais terminé avec les besoins vitaux. Ma main rejoignit une fois encore Axel, presque instinctivement. Je lui caressa le bras un bref moment, une pression légère et tiède sur sa peau fraîche, avant de le laisser terminer son repas.

- Tu dois t’accrocher… Je suis là. Je serai là.

Comment pourrait-il vivre avec cette douleur, cette culpabilité ? Comment pourrait-il seulement affronter les yeux rougis de son père et les sanglot continus de sa mère ? Personne n'y échapperait.

Surtout pas lui.

Il aurait accepté n'importe quoi venant d'Ayana et sa mère. Son âme en berne avec sa détresse comme drapeau baissé, le blond s'écroula plus qu'il ne s'installa convenablement la petite chaise de bois. Il voyait les choses au travers d'une vitre salie par ses pêchés. Il n'avait jamais cru que la peine puisse ronger un homme de la sorte. Il regarda le plat sans vraiment le voir et pourtant l'odeur puissante de la nourriture fit hurler son estomac. Si Axel avait bien appris une chose de son père au travers de leur engueulades, c'était la survie. En fait, il devait sans doute en avoir hérité. Douloureusement et surtout maladroitement, l'Aigle leva le bras et pris la cuillère avant de la diriger lentement vers sa bouche. Les saveurs explosèrent sur sa langue en jeune depuis longtemps. Sora avait toujours été une magicienne, mais là elle semblait s'être surpassé pour encourager le jeune homme à se nourrir. Et si son âme était déchirée, son instinct de survie, lui, était parfaitement fonctionnel. Et le repas fût rapidement engloutit. Il but la tisane d'herbes inconnus que la plus âgée lui présenta et écouta distraitement les paroles de sa meilleure amie.

Du repos. Il avait effectivement besoin de repos. Mais comment pourrait-il justement ? Il avait bien succomber au sommeil durant les derniers jours, à bout de forces, mais toujours pour se réveiller, hurlant, suant et pleurant. La mère de sa compagne, regarda sa fille et lui offrit un sourire doux en ramassant les plats pour garder ce qui était encore mangeable avant de rapporter une infusion au jeune homme. Il s'agissait là d'une vieille recette d'herbes et de racines pour endormir et de permettre une nuit sans rêves. Quelque chose qu'elle donnait autrefois à sa fille lorsque celle-ci se retrouvait incapable de dormir dû aux visions horribles qu'elle avait eue.

Rien de méchant, juste pour permettre à ce pauvre gamin brisé de dormir un peu. Parce quand dans ce sommeil blanc, il pourrait enfin panser les plaies les plus profondes de son cœur détruit.

Axel se releva après avoir bu rapidement la dernière tisane. Il suivit la brune pour rejoindre un petit lit sur lequel il se laissa tomber avant de suivre les instructions sagement, il ne pouvait pas réfléchir, il n'en avait pas la force. Le membre s'allongea et soupira lorsque la couverture le recouvrit calmant ainsi ses frissons. Ses yeux brûlaient de fatigue et de sécheresse. Les racines et herbes firent rapidement leur chemin dans son organisme calmant ses muscles tendus à en craquer et en calmant la douleur lancinante dans tout son corps. Ses yeux couleur glacier fixaient obstinément le visage d'Ayana dans le seul but de garder un pas dans la réalité dérangée dans laquelle il évoluerait désormais. Même si ses yeux se fermaient, Ax' ne voulait pas retourner dans un monde de cauchemars, ne sachant pas que cette nuit serait paisible pour son âme et son corps.

Tim aurait pu faire de très grandes choses. Il aurait pu rassurer Lydie dans sa tristesse et aider Gaspard à s’épanouir et grandir, à devenir un homme merveilleux. Il aurait pu lier les garçons de la fratrie, les faire se comprendre, une fois pour toute. Il aurait pu devenir un aigle prestigieux et important. Il aurait pu avoir un enfant, un garçon futé et affable, qui aurait trouvé un moyen de faire régner la paix entre les quatre clans. Nous ne le saurons jamais. Tim est mort, et, avec lui, les rêves les meilleurs que nous lui avions imaginé.

La seule chose dont j’étais certaine était la douleur dans laquelle vivait Axel. Dès que je l’avais retrouvé contre les ruines, assoiffé, ensanglanté et plus blessé qu’il ne l’avait jamais été auparavant, j’ai su que, quelque part, plusieurs de ses rêves s’éteignaient avec son frère. J’avais aussi conscience de mon insignifiance dans cette guerre sanglante, dans le cœur de mon ami. Je n’étais ni sa sœur, ni sa petite amie. J’étais une amie. Simplement. Mais j’étais prête à guerroyer jusqu’à l’épuisement pour que cette amitié soit suffisamment solide afin qu’Axel s’y appuie aussi souvent que nécessaire, pour combler, au moins un peu, le vide que le décès de Tim avait creusé dans sa poitrine.

Ma main dans ses cheveux humides, j’ai fredonné longtemps les mêmes mots. Je ne connaissais pas beaucoup de chansons, encore moins de ritournelles assez douces pour l’aider à faire le vide dans son esprit. J’ignorais s’il s’était assoupi ou s’il feintait de l’être, mais après un long moment, je l’ai laissé seul à ses pensées. Je devais rassurer une mère inquiète et avertir les garçons qu’Axel ne serait sans doute plus jamais le même.