All alone my heart is barely beating

La colère te va mal. Malgré tes dix-sept ans, tu n'as pas la fougue des autres adolescents de la Troupe. Tu es un jeune homme calme et posé et tu places toujours les intérêts des autres avant les tiens. Sauf ce soir. Ce soir, tu n'as pas envie d'être un gentil garçon. Tu veux juste être égoïste en ne pensant qu'à toi pour une fois. Tu veux être bête et faire des erreurs que tu regretteras le lendemain. Tu n'es pas las de ton existence, c'est juste qu'aujourd'hui, tu as besoin de marquer le coup. Tout ça parce qu'au fond tu peines à admettre que simplement tu es jaloux. Dans la journée, ce type des Jaguars est encore venu pour faire affaire avec Virgo et il n'a cessé de la regarder. Et Dieu que tu détestes la façon dont il la couve de ses yeux noirs emplis de vices et de cruauté. Malgré son âge, sa force et son statut, tu as eu envie de t'interposer en lui criant qu'elle est tienne. Tu ne l'as bien sûr pas fait mais la façon dont tu t'es comporté avec elle par la suite a suffit à lui faire comprendre à quel point tu avais désiré la mettre en cage comme un oisillon que l'on protège d'un renard. Cela a suffit pour faire éclater une dispute récurrente depuis votre retour dans cette ville maudite. Noâ n'a jamais supporté que l'on se montre trop protecteur avec elle et tu as toujours respecté son besoin d'indépendance tout relatif. Elle a juste besoin de sentir qu'elle est libre de ses mouvements, pour le reste, cela ne l'empêche pas de passer la plupart de son temps à tes côtés. Mais dans les ruines, tout paraît différent. Elle s'éloigne de toi, tu le sens de façon nette et tu dois te faire violence pour ne pas lui faire comprendre à quel point ça te blesse. Parfois, tu n'y arrives pas et c'est dans ces moments où tu ne contrôles plus ta possessivité que votre bulle éclate comme aujourd'hui.

Le repas est terminé depuis plusieurs heures mais il y a encore quelques personnes autour du feu. Tu vas t'asseoir à côté de l'une d'elle, intéressé par la bouteille à ses pieds.

ADRIAN – Tu m'en donnes un peu ?

L'homme est surpris. Cela n'a rien d'étonnant d'habitude tu ne bois pas. L'odeur même de l'alcool te dégoûte, c'est dire. Seulement, on t'a dit que parfois, ça permettait d'oublier et ce soir tu veux oublier. Malgré une brève hésitation, le Libre remplit le fond de la tasse métallique que tu lui tends. Tu le remercies en opinant de la tête et tu bois cul-sec. Le breuvage te brûle la gorge et tu es à deux doigts de le recracher mais tu te rappelles que tu es un mec et qu'un mec ça a des tripes. Gary rigole en te voyant tousser et il te tapote gentiment le dos en attendant que tu te remettes.

GARY – Toi, tu as plus l'air d'un gars qui a besoin d'un conseil que d'alcool. Raconte, c'est quoi le soucis ?
ADRIAN – C'est grave d'être jaloux ?

Gary te regarde avec des yeux ronds. Visiblement, tu viens de poser une question vraiment bête car il part dans un grand éclat de rire.

GARY – Espèce de couillon, c'est naturel. Tu es jaloux car tu l'aimes, c'est tout. Au lieu de picoler, tu ferais mieux d'aller la retrouver. Ah, ces jeunes!

Gary n'a pas sa langue dans sa poche mais ça ne te dérange pas. Au moins, il t'a donné des réponses sans détour. Tu te sens un peu mieux, comme rassuré, même si tu sais que cela n'arrange pas tout. Il y a des choses que les mots d'un homme ne peuvent rien changer. Pour l'instant, il t'aide néanmoins à te remettre en route. Tu te lèves prestement, abandonnant la tasse derrière toi, et tu marches vite avant de te mettre à courir pour rejoindre votre tente. Tu es un peu essoufflé lorsque tu passes la tête sous la toile. Tout est silencieux à l'exception du bruit de sa respiration, bien plus calme que la tienne. Tu retires rapidement tes chaussures poussiéreuses avant de t'allonger à ses côtés sur la paillasse. Par réflexe, tu passes les bras autour d'elle pour la serrer contre toi. La tête enfouie dans ses cheveux blonds, tu lui susurres piteusement quelques mots d'excuse.

ADRIAN – Pardon. J'ai agis comme un con.

Il y a tellement de choses que tu voudrais lui dire mais tu ne sais pas par quel bout commencer. Tu fermes les yeux et tu resserres plus encore ton étreinte.

ADRIAN – J'ai toujours peur de te voir partir...

Un jour, elle s'en ira. Tu en es persuadé depuis le jour où tu as compris à quel point elle comptait pour toi et c'est peut-être ça qui te bouffe le plus au final. Plutôt que de profiter de chaque instant à ses côtés, tu attends le jour où elle te tournera le dos car tu n'es qu'un imbécile trop amoureux pour être heureux.

La toile bruisse légèrement alors que quelqu'un entre. Mes yeux s'ouvrent pas réflexe, mais je me rappelle la promesse que je me suis faite à moi-même alors je les referme aussi vite. Même si je reste aux aguets, je sais pertinemment à qui appartient ce souffle trop rapide, c'est d'ailleurs bien pour ça que je m'applique à faire semblant de dormir. Je suis emmitouflée dans les couvertures, la moitié du visage bien caché ainsi il ne pourra pas voir que je me mordille la lèvre et ce depuis un moment déjà. C'est un tic dérangeant qui ne cesse de me trahir lorsque je suis en colère, mais Virgo le trouve drôlement pratique car il sait ainsi quand ma patience atteint ses limites lorsqu'il m'entraîne. Il n'a pourtant pas besoin d'un quelconque signe pour savoir dans quel état je me trouve, c'est un homme extrêmement empathique et moi je ne suis qu'une gamine encore incapable de me contrôler. Je ne suis pas comme Adrian, je ne suis pas capable de garder mes sentiments en moi. Nous avons deux années de différence, mais je ne pense pas que l'âge ait quoi que ce soit à voir avec sa maturité. C'est dans son caractère d'être ainsi. Il se joue des autres en feignant un calme naturel et un self-control impeccable, mais à l'intérieur, il n'est pas comme ça. Malgré sa richesse, il ne croit pas en lui et ses doutes sont nombreux. En plus, à force de toujours tout garder pour lui, il se charge de munitions dangereuses et il ne vaut mieux pas être dans les parages lorsque le barillet est plein. Comme ce soir. Ces derniers temps, il atteint très souvent ses limites. En fait, il est comme ça depuis notre retour à Paris. Il déteste cet endroit. Peut-être déteste-t-il aussi l'intérêt que je porte à la ville. Les choses ont tellement changées depuis mon départ que je ne peux pas m'empêcher de musarder autour du camp alors qu'il préférerait de loin que je reste avec lui. Il ne comprends pas ce qui me motive à découvrir les environs car lui a tout perdu alors qu'il me reste dans ces ruines étranges une famille. Je suis persuadée que Jude et Samuel sont encore ici, il ne peut pas en être autrement. Mais tout ça est inconcevable pour Adrian qui considère la Troupe comme notre seule et unique famille. Il n'envisage pas de faire sa vie ailleurs et je peux le comprendre en un sens. Mais ce ne m'empêche pas de vouloir les rechercher.

Je ferme plus fort les paupières alors qu'il s'allonge à côté de moi. Comme une idiote, je me suis laissé perturbée par des pensées à son propos et voilà qu'il se tient déjà tout contre moi. Ses bras m'enlacent et mon corps se décontracte alors qu'il m'entoure de sa chaleur. Je déteste mon corps. Il lui suffit d'un rien pour faire fondre les barrières de glace que je monte comme je le peux autour de moi. C'est profondément injuste et, butée, je me mure dans le silence. Son souffle chaud balaye mes cheveux alors qu'il parle. Il sait que je ne suis pas endormie ce qui me pousse à serrer les mâchoires de frustration. Même s'il excuse, je n'ai aucune envie de lui pardonner. Bon, d'accord, un petit peu quand même. C'est d'ailleurs bien pour ça que je suis aussi en colère contre moi-même car je ne supporte pas cette faiblesse qu'il fait naître en moi. Lorsque Adrian entre en compte, je me laisse complètement aller et c'est comme si toute ma force s'échappait pour laisser place à tout l'amour que je ressens pour lui. Cette sensation est aussi agréable que désagréable ce qui la rend particulièrement dérangeante.

Il m'emprisonne plus fort encore dans ses bras et je perds toute volonté de rebuffade alors qu'il m'assène cette réplique contre laquelle je ne peux rien. En disant ça, il met en avant ses peurs et je ne supporte pas l'état dans lequel cela le met. Malgré moi, je veux le protéger des blessures de son enfance, une chose pourtant impossible. Je me tortille jusqu'à réussir à me retourner et me voilà face à lui, mes lèvres à un centimètre des siennes.

- Je ne partirais pas...

Ma voix sonne faux, comme toujours. Même si je ne veux pas partir, peut-être le voudrais-je un jour. Je m'efforce de lui promettre un avenir dont je ne sais rien, mais je suis incapable de me résoudre à envisager ce futur sans lui. Je sors un bras de la couverture et effleure doucement sa joue du bout des doigts.

- Je suis là, avec toi, et je t'aime, pourquoi est-ce que ça ne suffit pas ?

Je ne pense pas qu'il doute de mon amour, cela ne rend la situation que plus tordue. Cédant à la tentation, je l'embrasse doucement, oubliant trop facilement encore la raison qui m'a poussée à lui en vouloir.

Tu détestes la position dans laquelle tu la mets. Au départ, tu ne t'en es pas rendu compte mais tu la connais désormais suffisamment pour savoir qu'avec toi elle se force. Tu sais qu'elle ne le fait pas exprès et c'est d'ailleurs ce qui te brise. Noâ fait tout pour être celle dont tu as besoin. Elle s'oublie pour toi la plupart du temps. Elle se brime et bride sa liberté juste parce qu'elle t'aime. C'est pour ça que tu doutes sans cesse. Car tu sais que tu es néfaste pour elle. Depuis qu'elle est avec toi, elle s'est enfermé dans une cage dont tu détiens la clé mais tu es bien incapable de faire quoi que ce soit pour la libérer. Même si c'est mal, tu l'aimes trop pour la laisser partir et peut-être pas assez pour lui rendre sa liberté. Là où Noâ est pure et innocente, tu deviens le vice et la jalousie. Tu peines à l'admettre mais il devient difficile pour toi de ne pas écouter cette petite voix qui te susurre que tu veux la garder pour toi. D'ailleurs, alors que c'est toi le responsable de cette dispute futile, tu la complexes et la voilà qui te pardonne toutes tes erreurs en l'espace d'un battement de cœur. Tu le comprends alors qu'elle essaye de se retourner pour te faire face malgré ton étreinte serrée. Les yeux fermés, tu desserres un peu les bras et tu te cales sur le rythme de son souffle qui effleure de façon régulière ta bouche. Il t'est si facile de te calmer lorsqu'elle est dans tes bras. Tu ne comprends d'ailleurs pas comment cela est possible alors que sa présence éveille en toi les pires démons.

NOÂ – Je ne partirais pas...

Elle le dit comme toujours pour te rassurer mais tu ne la crois pas. Tu sais très bien qu'elle a une vision du futur pleine de doutes et qu'elle n'aime pas s'avancer sur ce genre de choses. Noâ a cette force de caractère qui lui permet d'avancer pas à pas de façon constructive. Oui, un but demeure toujours très loin devant ses yeux mais elle n'a pas besoin de connaître les détails de l'aventure pour être rassurée. Sur ce point, vous êtes radicalement différents. Tu sens ses doigts sur ta peau, ce contact t'arrache d'ailleurs un soupir d'aise. Tu serais le plus heureux des hommes s'il n'y avait pas ces ombres dans ton cœur.

NOÂ – Je suis là, avec toi, et je t'aime, pourquoi est-ce que ça ne suffit pas ?

Tu n'as pas la réponse. Elle le sait car elle ne te laisse même pas le temps de répondre. Ses lèvres se pressent doucement contre les tiennes te poussant à ouvrir les yeux alors que les siens se ferment. Tu graves son visage dans ton esprit, c'est celui de la résignation. Tendrement, tu réponds ensuite à ce baiser qui te permet d'éloigner temporairement tes craintes.

ADRIAN – Si tu pars, je te suivrais. Toujours.

Tu glisses le pouce sur sous sa paupière comme pour lui dire d'ouvrir les yeux et tu y plonges ton regard. C'est une promesse mais aussi une vérité bien cruelle. Jamais tu ne la laisseras t'échapper.

Il se détends alors que je sens une tension nouvelle naître dans mon corps. Je suis mal à l'aise. Malgré le confort et l'étrange sécurité que m'apporte ses bras, j'ai parfois la sensation d'étouffer lorsqu'il me serre si fort contre lui. Il est pourtant tendre et affectueux, mais parfois je supporte avec une difficulté croissante son contact. Malgré tout, il continue de m'attirer comme un aimant, il est le nord de ma boussole, et je ne cherche même plus à vaincre la tentation d'être à ses côtés. Je l'embrasse pour chasser cette curieuse sensation et le fait qu'il réponde aussi gentiment à mon baiser me rassure. Je me sens docile entre ses mains. Je suis comme un chien qui se croit sauvage, mais qui s'applique à rejoindre chaque soir son maître pour remettre son collier. Une telle attitude me donne généralement des envies de révolte, mais pas avec lui. Je l'aime, c'est une raison bien suffisante pour que cela change tout.

La douce caresse sur mon œil me pousse à soulever les paupières et je croise durant l'espace d'un instant son regard insistant. Sa confession m'a arrachée un long frisson qui est remonté sournoisement le long de mon échine. Je n'aime pas le sous-entendu que je perçois dans sa voix. Malgré ses yeux bleus qui cherchent les miens, je m'échappe en glissant mon visage dans le creux de son épaule. Je ne veux pas qu'il me voit. Je ne veux pas qu'il sache à quel point une telle déclaration m'effraye. Ce n'est pas parce que je ne souhaite pas le quitter que j'accepte un tel attachement. Je me sens prise au piège et il m'est difficile de refouler cette peur face aux entraves que je vois se dresser devant moi.

- Je ne partirais pas.

Je le répète par habitude, mais ma voix se brise cette fois. C'est à peine un murmure qui reste coincé dans ma gorge. Partir ? Le pourrais-je seulement ? J'ai l'impression d'être privée de mon libre arbitre. Sans le vouloir, il envenime cette étreinte et je ne sais plus comment réagir. Je ressens soudain le besoin de m'écarter de lui. J'ai besoin de prendre l'air. L'esprit un peu affolé, je cherche une excuse à lui fournir et je finis par glisser quelques mots avec peu d'assurance.

- Il faut que j'y aille. Virgo m'a demandé de prendre une ronde cette nuit.

Ce n'est même pas un mensonge, mais Adrian n'a pas besoin de savoir que j'ai soigneusement fait en sorte de ne pas être de garde aujourd'hui car je ne me sens pas à l'aise dans les ruines la nuit. Trop de mauvais souvenirs cherchent à remonter à la surface sous le clair de lune. Seulement, je suis désormais prête à affronter mes démons plutôt que de rester ici avec Adrian. Je m'écarte de lui d'une façon que j'espère naturelle et me redresse en glissant un furtif baiser au coin de ses lèvres. Je le sens au fond de moi, il faut vraiment que je sorte de cette tente et, surtout, que je ne le laisse pas croiser mon regard qui reflète en cet instant toutes les craintes qui étreignent mon cœur.

Tu as été trop loin. Ta main appliquée dans son dos t'a permis de sentir le frisson provoqué par ton discours. Tu ne sais pas exactement ce qui l'a provoqué mais il y a incontestablement un lien. Et puis le fait qu'elle ne puisse plus te regarder en face est un indicateur assez clair. Bien conscient d'être le responsable de cette gêne, tu la laisses se blottir contre toi. Tu es déjà bien content qu'elle n'ait pas fui.

NOÂ – Je ne partirais pas.

Ses paroles font naître un voile sur tes yeux bleus. Il t'est difficile de te leurrer dans ces conditions et malgré sa volonté, ses paroles sont creuses. La cassure dans sa voix t'a brisée toi aussi. Vous êtes sur la faille. Tu es en train de la perdre. La panique monte en toi comme une eau qui bouillonne. Tu dois résister à ton envie de la serrer plus fort dans tes bras pour l'empêcher de s'échapper car ça ne provoquera que l'effet contraire. Plus tu chercheras à le retenir, plus elle tentera de partir. Même si tu connais cette théorie par cœur, tu es incapable de l'appliquer. Tu ne veux pas courir de risques, tu as trop peur. Un froid glacial s'insinue soudain entre vous. Son attitude est différente et tout en elle semble te repousser.

NOÂ – Il faut que j'y aille. Virgo m'a demandé de prendre une ronde cette nuit.

C'est un mensonge. L'éventualité que Virgo lui demande de monter la garde est possible mais sa voix est fausse. Elle cherche juste une raison pour te quitter. Elle te blesse en agissant de la sorte mais tu ne parviens même pas à lui en vouloir. Tu ne parviens pas non plus à lui laisser cet espace dont elle a besoin. Tu souhaites venir avec elle. Déjà car les ruines sont dangereuses la nuit mais aussi car tu ne veux pas lui laisser le temps de gamberger à propos de vous. Tu crains trop qu'elle prenne une décision définitive loin de toi. Le léger baiser qu'elle pose sur tes lèvres t'empêche pourtant de parler. Tu écartes aussi les bras pour qu'elle puisse partir sans t'en rendre compte. Instinctivement, tu as compris qu'il fallait que tu agisses de façon mesurée. Tu ne peux pas lui refuser cette porte de sortie de front sous peine qu'elle explose. Cela ne t'empêchera pourtant pas de la rejoindre par la suite. Glissant une main sous ta tête, tu lui lâches un sourire.

ADRIAN – D'accord. Fais attention à toi.

Ce n'est qu'une feinte dont tu as un peu honte mais tu auras tout le temps de t'en vouloir par la suite. Et puis lorsque tu seras à nouveau à ses côtés, elle sera peut-être ravie de te voir. Si tu tentes de t'en convaincre tu n'en es vraiment pas sûr. Il faut pourtant bien laisser l'espoir subsister pour tenir le coup.

La réaction d'Adrian est étrange. Alors que j'avais cru devoir lutter plus franchement pour partir, il cède avec une facilité étonnante. Malgré ma mauvaise impression, je profite de la brèche qui s'est ouverte pour quitter son étreinte et je me dépêche de me mettre debout. J'ai peur qu'il ne change d'avis et je n'ai aucune envie de discuter pendant des heures juste pour obtenir quelques instants de répit loin de l'ambiance lourde qui règne dans la tente. Je quitte notre paillasse et j'enfile à la hâte mes chaussures alors qu'il parle.

- Comme d'hab', t'inquiète pas.

Par habitude, j'empoigne ma dague et je sors sans même prendre le temps de prendre un pull. En sentant la froideur de l'air, je frissonne et je regrette aussitôt de ne porter qu'un t-shirt léger, mais je ne veux pas retourner à l'intérieur pour prendre quelque chose de chaud. Décidée à vaincre le froid par le mouvement, je me met rapidement en marche. Le camp est encore animé et je pourrais facilement me réfugier près d'un feu, mais je continue droit devant. Encore et toujours, je veux m'éloigner malgré l'insécurité qui se faufile en moi quand je déambule dans les ruines emplies de ténèbres qui s'étendent sur des kilomètres.

- Ne fais pas ta fillette, il fait juste noir !

L'obscurité ne m'inquiète pas en temps normal, mais ici tout est différent. Nous sommes dans la ville et ses rues tentaculaires semblent m'enserrer alors que la lune est bien pale dans le ciel. Être sortie me semble soudain être une idée stupide. A côté de ce que m'inspire les ruines, l'étau des bras d'Adrian paraît bien faible.

Noâ est empressée. Elle a hâte de te quitter. Le voir est un crève-cœur mais tu ne détaches jamais tes yeux d'elle. C'est comme ça depuis toujours. Tu la regardes à t'en faire saigner les yeux et tu as la sensation que tu ne pourras jamais détourner le regard. Elle est ta ligne de mire.

NOÂ – Comme d'hab', t'inquiète pas.

Comme d'habitude elle te dit de ne pas t'inquiéter et comme d'habitude tu t'inquiéteras parce que c'est plus fort que toi. Tu sais qu'elle n'est pas une petite fille fragile qu'il faut protéger pourtant tu ne peux pas t'empêcher de vouloir la garder de toute blessure. Tu ne veux pas qu'elle ait à supporter le poids d'une vie prise sur ses épaules. Tu ne veux pas voir ses mains tâchées de sang. C'est déjà le cas mais il est encore invisible à tes yeux. Lorsqu'elle disparaît de la tente en laissant une froide bourrasque d'air derrière elle tu soupires. Bien sûr tu as remarqué qu'elle est sortie avec à peine un t-shirt sur le dos. Frileuse comme elle est, elle le regrettera vite. Mais elle est aussi très têtue et tu te doutes qu'elle ne reviendra pas en arrière. Jugeant que tu lui as laissé suffisamment d'avance, tu te lèves et tu laces calmement tes chaussures avant d'enfiler une veste et de lui prendre un pull. Certes elle a besoin d'espace mais elle ne risque pas d'en avoir si elle attrape la crève. Tu boucles ta lame à ta ceinture et tu sors, guettant ses cheveux blonds dans la nuit. Elle n'est nulle part. Pas vraiment inquiet tu fais le tour du camp en posant des questions aux personnes que tu croises et on finit par te pointer une direction du doigt. Elle n'est assurément pas partie faire une ronde. Tu le savais déjà mais tu n'aimes pas que son mensonge te soit jeté de cette façon au visage. Tu aimes conserver une parcelle même minuscule de doute. La mâchoire un peu crispée, tu presses le pas pour t'enfoncer dans la rue. Tes yeux la cherchent et finissent par la trouver. Elle marche vite mais tu la rattrapes sans trop de peine.

ADRIAN – Je pense que tu as oublié quelque chose.

Il y a un sourire au coin de tes lèvres mais tes yeux ne sont pas vraiment chaleureux. Tu lui déposes le vêtement sur la tête et tu fourres les mains dans tes poches en regardant le ciel.

ADRIAN – Donc une ronde ?

Ta voix est inutilement cassante. Tu déposes un regard sur elle parce que tu ne peux pas t'en empêcher mais tu évites de t'attarder sur son expression

ADRIAN – C'est si difficile que ça de juste me dire que tu veux être seule ? J'aurais pu quitter la tente, inutile de te mettre en danger bêtement pour ça.

Tu ne sais pas exactement si tu lui fais un reproche ou si tu veux lui transmettre ton inquiétude. Un peu des deux sûrement.

Obstinément, je marche droit devant. Je sais pertinemment que je devrais rebrousser chemin tant qu'il en est encore temps car cette ville m'est étrangère, mais l'idée est trop frustrante. Je ne veux pas avoir à avouer que j'ai tort. Trop fière dirait Virgo et je ne pourrais que lui donner raison. Des pas se font rapidement entendre derrière moi. La personne en approche ne fait aucun effort pour être discrète. Je dois avoir l'air d'une cible facile, je suis jeune et pas très grande. Personne ne voit jamais la mortalité en moi. S'il s'agit d'une attaque, elle sera directe et brutale. Je place la main sur la garde ma dague, attentive à tous les sons qui se répercutent sur les hauts murs de la rue. Ma main se détends pourtant bien vite. Ce n'est que lui. A force de vivre ensemble et de partager nos combats, nos entraînements, nous pouvons raisonnablement reconnaitre la trace de l'autre dans ses déplacements. Malgré tout, je ne ralentis pas. Il m'a suivi et je le déteste pour ça. Même s'il y a quelques minutes je regrettais d'être partie, je serais bien incapable d'admettre le sentiment de soulagement que je ressens alors qu'il approche. Bien au contraire, cette sensation me pousse à me renfrogner et j'affiche une mine résolument boudeuse lorsqu'il se place à mes côtés. Sa voix me pousse pourtant à redresser rapidement les yeux pour le regarder et je ne peux réprimer un frisson en croisant son regard. Je déteste quand il a ce regard. Ma vision est brièvement occultée par le pull qui me tombe sur la tête. Je le tire lentement et marmonne un merci pour la forme en l'enfilant. Idiot d'Adrian ! C'est injuste. Il est injuste ! Il n'a pas le droit de me faire une scène alors que j'avais juste besoin de prendre l'air et que c'est lui qui quelques heures plus tôt m'a fait une scène pour rien du tout.

- Ouais, tu savais pas qu'il fallait surveiller autre chose que les abords du campement ?

La morsure dans sa voix me pousse à mordre en retour. C'est bête, mais ça me semble légitime en cet instant. Il n'est pas le seul à pouvoir jouer à ce petit jeu là. Toute la dureté accumulée en moi se ramollit pourtant bien vite dès qu'il parle à nouveau. Brièvement du moins. Pendant quelques instants, je reste silencieuse, touchée par la douleur que lui inflige sa clairvoyance, mais sa façon de clôturer est une grossière erreur.

- Je ne me met pas en danger bêtement !

Je m'arrête brusquement pour le pousser de toutes mes forces en lui lançais un regard courroucé.

- Je ne suis plus une gamine. Je peux battre toute personne qui tentera de s'attaquer à moi ! Quand est-ce que tu comprendras que je n'ai pas besoin d'être protégée comme une stupide princesse ?

Noâ n'est pas ingrate mais presque. Tu as l'impression que son merci lui a arraché la bouche en sortant. Elle n'est pas ravie de te voir mais tu te fiches bien de son avis. Tu es inquiet et tu ne veux pas qu'elle traîne ici seule. Pour elle tu es peut-être trop protecteur mais pour toi c'est juste une attitude légitime car tu es son compagnon et tu tiens à elle.

NOÂ – Ouais, tu savais pas qu'il fallait surveiller autre chose que les abords du campement ?

Tes mâchoires se crispent. Sale gosse. Tu es celui qui a été ouvertement cassant en premier et tu t'attendais à ce qu'elle ne se laisse pas faire mais elle se comporte comme une gamine. Tu ne réponds rien. C'est inutile. Ça ne ferait qu'envenimer la situation. Au fond de toi tu sais aussi que la laisser mariner dans sa mauvaise humeur est plus efficace que surenchérir avec cynisme. A la place tu préfères parler de ce qui compte vraiment. Ça marche car elle se tait. Tu ne peu pas t'empêcher de tourner la tête pour analyser sa réaction et c'est là qu'elle attaque.

NOÂ – Je ne me met pas en danger bêtement !

Elle te pousse brutalement et sous la surprise tu manques de perdre l'équilibre. Tu te rattrapes de justesse, les yeux ronds. Tu ne t'attendais pas à ce genre d'offensive. Il arrive que Noâ cherche à régler ses problèmes par la violence mais c'est rare et jamais d'une telle façon. Tu as provoqué sa colère et quelque chose te dit que tu risques de le regretter.

NOÂ – Je ne suis plus une gamine. Je peux battre toute personne qui tentera de s'attaquer à moi ! Quand est-ce que tu comprendras que je n'ai pas besoin d'être protégée comme une stupide princesse ?

Tu ne voulais pas forcément toucher sa fierté en disant ça. Ce n'était pas le but. Tu te sens un peu bête à la regarder sans savoir comme réagir. Elle est furieuse. Elle est aussi trop arrogante pour son propre bien. Elle n'est peut-être plus une gamine mais elle n'a que quinze ans. Même si elle peut se battre et dispose de qualités indéniables, elle n'est pas imbattable non plus. Personne ne l'est. Plus que t'énerver son attitude t'inquiète. Ce qui finit indéniablement par t'énerver c'est donc du pareil au même. Tu attrapes rapidement son bras pour la retenir près de toi alors que tu la fusilles du regard.

ADRIAN – Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit ! Je sais que tu es forte Noâ mais les dangers sont différents ici. Il y a les Libres et les Membres. Ils sont entraînés et nous ne pouvons rien contre eux. Et puis il y a ce type de chez les Jaguars. Tu ne dois pas traîner toute seule comme ça ce n'est pas prudent. Ce ne serait prudent pour personne.